
Je présente ici une dernière aventure amoureuse du Chérif Soliman à Alger, avant la mort de Mimi et son départ pour de nouveaux horizons. Les brumes du haschich se dissipent quand une pauvre fille kabyle se donne à lui.
XVII
LE HACHICH VAINCU
Certain petit café d’Ouled-Mendil, au flanc du Sahel, est le but favori de mes promenades solitaires.
Je m’assieds à l’ombre d’un sycomore entre mes frères qui font leur sieste de toute la journée, allongés côte à côte, et je m’abstrais dans la contemplation.
Ouled-Mendil est mon belvédère, d’où j’évoque, en méditant, le passé et l’avenir de ma patrie. Je regarde tantôt la coupure de la Chiffa et le col de Mouzaïa, deux champs de bataille où mon grand-père a brillamment chevauché sous l’étendard de notre glorieux Émir Abd-el-Kader-ben-Mahi-ed-Dine, tantôt cette plaine édénique de la Mitidja que la France a fertilisée.
Mais, ce matin d’automne printanière, d’autres images occupent ma pensée. Je suis à ma place coutumière, en costume arabe, le dos appuyé contre le sycomore ; mais je viens de relire quelques pages de Suétone et je fume, dans une pipe persane, un mélange de tabac syrien et de jeunes feuilles de hachich.
Les bois d’oranger de ma chère Blida s’effacent devant des apparitions hilarantes. Tantôt, c’est Caligula le bouffi qui, s’étant déifié, offre à la statue de sa hideur un flamant ou une poule de Numidie et supplie la lune de venir coucher avec lui. Tantôt c’est Domitien aux joues rouges qui s’enferme pour affaires d’État et passe des heures à transpercer des mouches avec un poinçon ou à les mettre en brochette — immonde chich-kébab ! — sur une longue aiguille.
J’aspire, dans une dernière bouffée, de quoi remplir mes poumons. Alors je tousse et je ris bruyamment.
J’adresse des gestes grotesques ou obscènes aux apparitions impériales.
Plusieurs de mes frères n’étaient qu’assoupis. Je les réveille en criant :
— « César ! César ! Divin César ! »
Ils observent mes extravagances et ils me les raconteront un de ces jours, mais ils affectent de les ignorer.
Une fatigue m’écrase. Je m’enveloppe dans mon burnous, je m’allonge parmi ces frères indulgents et je fais le kief, indéfiniment.
La fraîcheur du crépuscule a chassé mes voisins. Je dors seul, sous mon sycomore, pendant que le petit café s’anime, s’éclaire, et qu’un rhapsode y chante les exploits d’Antar à mes frères émerveillés.
Tout à coup, je sens deux minces bras nus se resserrer, comme un anneau de serpent, autour de mon cou et une bouche puérilement étroite agace mes lèvres de vingt baisers mielleux.
J’ouvre les yeux, je m’étire, je repousse doucement l’étreinte et je me mets sur mon séant.
Une enfant kabile est debout en face de moi, jolie et toute propre — à en juger par ce que montrent les déchirures — sous les haillons couleur de poussière.
L’enfant au baiser de miel se prend à babiller :
— « Je m’appelle Rosa, ô Chérif. Je suis la fille d’Ahmed le vannier. Mon oncle Omar fabrique des bijoux dans un village du Djurdjura. Il est riche, mais mon père est pauvre. Alors je suis gentille avec les seigneurs tels que toi !… »
Mon rire strident de hachichien jaillit dans le soir glauque. Je tends à Rosa une pièce d’or qu’elle noue dans sa chemise, puis je la couche à mon côté et j’attire sa tête féline sur mes cuisses.
Rosa émoustille et ravive et raidit enfin ma flaccidité, avec l’art vorace d’une Parisienne experte. Moi, les prunelles agrandies, je regarde le paysage.
L’influence frigorifique du hachich est vaincue. Jamais le Chérif Soliman ne s’est épanché avec autant d’effusion que ce dimanche soir : une pleine lune hallucinante, la même qu’adoraient Ibykos et Sappho, caresse de rayons violets, là-bas, au bout de l’horizon, le piton du Chenoua.
Source des textes : Le Divan d’Amour du Chérif Soliman — Traduit de l’Arabe sur le manuscrit unique par Iskandar-al-Maghribi, Paris : Bibliothèque des curieux (1917), numérisé sur Internet Archive.
Ce chapitre a été transcrits dans la collection de textes L’Univers sensuel, sexuel et sentimental de la Fillette impubère, au travers de l’Histoire, de l’Ethnographie et de la Littérature, Tome I : Interactions entre enfants par François Lemonnier. Merci à lui pour avoir attiré mon attention sur ce livre.