Claude-Adhémar Theuriet, dit André Theuriet (1833–1907), est un poète, romancier et auteur dramatique français, connu pour avoir chanté les terroirs, les forêts, et les petites villes.
En 1873 il publia le recueil de vers Le Bleu et le Noir, poèmes de la vie réelle. J’y ai sélectionné le dernier poème de sa section L’Amour aux Bois. Au son des cloches, l’amour fusionne le présent avec le passé ; l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte se mélangent, et le poète croit tenir les petites mains de la fillette qu’il aimait déjà.
Les Cloches.
Les bois sentent l’automne, et le sommeil profond
Des grands chênes baignés d’une lumière douce
Est à peine troublé par le bruit sourd que font
Les glands mûrs tombant sur la mousse.
Mets ton front près du mien, pose ton corps lassé
Sur mon bras amoureux qui l’étreint comme un lierre,
Et restons dans cette ombre où septembre a dressé
Pour nous ses tapis de bruyère.
Demeurons-y blottis ensemble, ô chère enfant,
Comme au fond de leur nid obscur deux hirondelles,
Ou dans la coque verte et blanche qui se fend
Deux brunes châtaignes jumelles.
Les yeux mi-clos, les mains dans les mains, sous les bois,
Savourons le lait pur des voluptés sereines,
Tandis qu’un vent léger nous apporte les voix
Berceuses des cloches lointaines.
Les sons clairs tout remplis d’endormantes douceurs
Se fondent mollement dans notre extase… Écoute !
On dirait que leur chant limpide dans nos cœurs
Filtre avec l’amour, goutte à goutte.
Je ne sais quoi de chaste et de plus amical
Pénètre en nous avec ces notes argentines,
Leur musique nous rend le charme virginal
Des blondes saisons enfantines ;
Des saisons d’autrefois, sous le toit familier
Où grimpent des jasmins et des aristoloches,
Quand on est réveillé dans son lit d’écolier
Par les voix sonores des cloches.
Vers ce passé brumeux je me crois revenu…
En écoutant vibrer ces voix aériennes,
Je crois depuis l’enfance avoir toujours tenu
Tes petites mains dans les miennes.
Il me semble qu’alors, écoliers nonchalants,
Couchés comme aujourd’hui sur les mousses fleuries,
Nous suivons à travers les grands nuages blancs
Le vol des claires sonneries ;
Ou bien, nous cheminons ensemble, aux Fêtes-Dieu,
Par les sentiers jonchés d’herbes que le pied froisse,
Tandis que tout là-haut bourdonnent dans l’air bleu
Les carillons de la paroisse.
L’amour adolescent, frais comme un reposoir,
Vague comme un parfum d’encens qui s’évapore,
Ou comme les soupirs de l’Angelus du soir,
L’amour en nos cœurs vient d’éclore…
Ô mirage produit par ce pur timbre d’or,
Charme du rythme lent, berceur et monotone !
C’est ce magique amour qui nous enchaîne encor
Dans les bois qu’embaume l’automne.
C’est lui qui fait tourner comme vers un aimant
Mes désirs vers tes yeux pleins de moites caresses,
Et qui soumet mon cœur au fier commandement
De tes lèvres enchanteresses.
Ah ! qu’il plane longtemps sur nous, le jeune dieu !
Qu’il nous suive partout, au soleil et dans l’ombre,
L’été parmi les bois, l’hiver au coin du feu,
Partout, durant des jours sans nombre !
Qu’il joigne encor nos mains et rapproche nos fronts,
Quand au fond du tombeau, comme sur ces bruyères,
Côte à côte étendus, nous nous endormirons
Au chant des cloches mortuaires ;
Et puissent dans le ciel nos âmes voyager,
Comme les sons jumeaux de ces cloches paisibles,
Qui s’en vont deux à deux avec le vent léger
Vers les étoiles invisibles.
Source du poème : Poésies de André Theuriet, 1860–1874 : Le chemin des bois. — Le bleu et le noir. Paris : Alphonse Lemerre, éditeur (1879), numérisé sur Internet Archive. Le poème est page 201.
Voir également Anthologie des poètes français du XIXème siècle (4 volumes), Alphonse Lemerre, éditeur (1887-1888), transcriptions hypertexte sur Wikisource. Le poème est dans le Volume II (1887), pages 244–256.
Merci à François Lemonnier pour avoir attiré mon attention sur ce poème (une partie de celui-ci a été transcrite dans sa collection Amours Enfantines), et sur ce recueil.