Bedra et Khreïra, dans Le Divan d’Amour

Emil Maetzel - Mädchenakt
Emil Maetzel – Mädchenakt (1939)

Le Chérif Soliman, lycéen à Alger, est infatigable dans sa quête d’aventures amoureuses. Maintenant il s’unit à deux fillettes âgées de six et sept ans qui font le commerce de leurs charmes.

XI

BEDRA LA MENDIANTE

En Indo-Chine, les casernes françaises sont envahies par des petits garçons qui font tout ce qu’on leur demande, et même davantage, pour un sou.

Ils ont l’instinct d’exténuer les hommes d’outre-mer. Ils sont félins, adroits, goulus et patients à l’infini. Beaucoup de soldats s’habituent à se servir de ces magots agiles : de là, tant de prunelles qui flambent, agrandies, sur des figures creuses.

Bedra la mendiante ressemble à ces petits monstres d’Asie : comme elle n’a que six ans, ses mamelles ne jouent encore aucun rôle ; mais elle est déjà, par la triple ouverture de son corps olivâtre, par ses mains potelées, par ses aisselles qui sentent l’œillet rouge, la pieuvre des jeunes hiverneurs tuberculeux.

Elle ne refuse pas les pièces d’argent ou d’or, cela va sans dire. Mais elle est prête à toutes les complaisances, pour un sou. Elle a même, pour ce prix, des inventions. Et, pour un franc, elle réussit à étonner un lord irlandais.

Ces jouvenceaux qui toussent viennent d’Europe et d’Amérique chercher la guérison, ou, du moins, le soulagement et une prolongation de vie : notre soleil d’hiver les excite et Bedra l’assassine accélère leur agonie.

Cette Bedra aux yeux effrontés m’amuse.

Nous nous vîmes pour la première fois sur la colline, dans un bois que tous les amoureux connaissent. Elle sortait d’un buisson. Une quinte affreuse contrastait avec le calme voluptueux du crépuscule :

— « Chut ! me souffla-t-elle, c’est un prince russe qui arrive de Paris »…

Les térébinthes exhalaient une odeur entêtante.

Alors, je démontrai à Bedra, dans un buisson voisin, la supériorité de mon zebb chérifien et de ma poitrine saine.

XIV

INITIATION

Dans le Sud, l’arrivée d’un jeune engagé à la Légion étrangère est une aubaine. Souvent un bel Arabe enjôleur attire le pauvret dans un café maure : on entoure le mignon qui se laisse faire, on le gâte, on le presse, on l’excite, on passe des dattes aux bananes ; bref, une demi-douzaine de coquins, blasés sur toutes les croupes du pays, jouissent profondément du rare plaisir d’une possession nouvelle. Ils ont tiré les numéros au sort, pendant les préliminaires. Le lendemain et les jours suivants, l’engagé a une drôle de démarche, et ses camarades expérimentés le guignent, en ricanant.

Une aubaine du même genre, mais d’un meilleur goût, vient d’échoir au Chérif Soliman et à sa bande.

Nous sommes six, mon cher Lucien, enfin déniaisé, quatre gentils rhétoriciens du lycée et moi, chez Tombou la négresse, dans son fameux salon de la rue Hammam-Hommir.

Tombou est le diable en personne, derrière son éternel voile bleu. A la fois sorcière au mauvais œil, fabricante de philtres et diseuse de bonne aventure, elle excelle surtout au maquerellage. Elle a la spécialité des primeurs. Sa renommée pénètre jusqu’au fond du Sahara. Elle étonne même les fournisseurs du Sultan de Turquie.

Ce dimanche, Tombou nous a promis une surprise.

En attendant, tout nus sur des coussins, nous fumons des cigarettes égyptiennes devant une dizaine de Mauresques fardées qui dansent en se déshabillant peu à peu. Une négrillonne de cinq ans les accompagne frénétiquement avec des castagnettes de fer. Des grains d’encens et de benjoin pétillent sur un réchaud.

Mais nous ne présentons pas encore le symptôme du grand désir.

Tout à coup, le rideau vert glisse le long de la tringle : Tombou paraît plus hermétiquement voilée que jamais. Elle tient par la main, nue et nette comme une petite Aphrodite Anadyomène, une figurine de Tanagra.

Le symptôme de six émotions viriles éclate. Les danseuses dédaignées se retirent passivement. Tombou parle, d’un ton solennel :

— « Elle a sept ans, ô Chérif ! Son nom est Khreïra. Elle arrive du Sahara de Constantine. Jamais un mâle ne l’a touchée. Voici le jour de ses noces avec l’amour. Jouissez-en tour à tour, toi et tes amis ! J’ai confiance en ta générosité, ô Soliman ! »

Tombou couche en la dorlotant, la puérile épousée, taciturne et docile comme un pantin articulé, sur un divan parsemé de violettes.

Pendant ce temps, on s’arrange. Mes camarades ne se sentent pas assez sûrs d’eux-mêmes : ils m’abandonnent le numéro un et ils ne tirent au sort qu’entre eux.

Khreïra crie et saigne à souhait. Puis, après une pause, — ma noblesse m’obligeant à une récidive, — elle rit, six fois de suite, à travers ses larmes.

Source des textes : Le Divan d’Amour du Chérif Soliman — Traduit de l’Arabe sur le manuscrit unique par Iskandar-al-Maghribi, Paris : Bibliothèque des curieux (1917), numérisé sur Internet Archive.

Ces deux chapitres ont été partiellement transcrits dans la collection de textes L’Univers sensuel, sexuel et sentimental de la Fillette impubère, au travers de l’Histoire, de l’Ethnographie et de la Littérature, Tome I : Interactions entre enfants par François Lemonnier. Merci à lui pour avoir attiré mon attention sur ce livre.

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