Un poème de jeunesse de Pierre Louÿs

Graham Ovenden - Kneeling Girl
Graham Ovenden – Kneeling Girl (1986)

Né à Gand le 10 décembre 1870 et mort à Paris le 4 juin 1925, l’écrivain français Pierre Louÿs s’illustra par des romans, contes, poèmes en vers et en prose. Il pratiqua aussi le canular, d’ailleurs son œuvre la plus connue, Les Chansons de Bilitis, un recueil de poèmes érotiques en prose, en fut un : il la fit passer pour une traduction d’une poétesse grecque contemporaine de Sappho.

La femme, l’amour et la sexualité se retrouvent au centre de nombreuses de ses œuvres, et certains de ses écrits érotiques, par leur langage cru et leur caractère explicite, relèvent plutôt de la pornographie. Il avait d’ailleurs une un objet spécial d’intérêt, explicitée dans la troisième strophe de « Dernier sonnet pour L’Idole d’Albert Mérat », le douzième poème de sa collection Chrysis :

Et j’adore le sexe ogival et mystique,
Le symbole chrétien de la pudeur antique :
La Vulve, — ô le plus merveilleux des mots humains !

Il rédigea ses premiers textes durant son adolescence, et plusieurs poèmes de jeunesse se trouvent rassemblés dans sa collection Premiers Vers. En tête de celle-ci, il écrivit :

La poésie est une fleur d’Orient qui ne vit pas dans nos serres chaudes. La Grèce elle-même l’a reçue d’Ionie, et c’est de là aussi qu’André Chénier ou Keats l’ont transplantée parmi nous, dans le désert poétique de leur époque ; mais elle meurt avec chaque poète qui nous la rapporte d’Asie. Il faut toujours aller la chercher à la source du soleil.

Je reproduis ici le premier poème de cette collection, sans titre, daté du 3 février 1888, quand il avait dix-sept ans. Dans le poème, il dit être âgé de seize ans, donc il fut probablement écrit environ un an plus tôt.

Le poète imagine une petite fille qui serait sa maîtresse. Dans les dix premières strophes, il s’adonne à la passion et aux caresses avec elle, puis dans les cinq suivantes, il se ravise, craignant qu’elle le rejette, et se résout à un amour chaste ; enfin les quatre dernières strophes maudissent le collège où il se trouve enfermé, lui interdisant de vivre son amour.

Ô toi que je n’ai jamais vue,
Qui jamais ne m’es apparue
Et qui m’es pourtant bien connue,
Ô toi !
Fillette à la lèvre ingénue,
Ma maîtresse tant attendue,
Qu’en mes rêves je presse nue
Sur moi !

Ô mon amour ! ô ma chérie !
Toi qui dois être si jolie,
Ô toi que j’aime à la folie,
Enfant !
Bien que ton joli corps n’existe
Que dans l’imagination triste
D’un pauvre fou au cœur d’artiste
Naissant !

Pourquoi ne viens-tu pas vers moi ?
Moi qui ne puis vivre sans toi,
Tu me laisses tout seul… Pourquoi ?
Cruelle !
Hélas ! je ne puis voir ses yeux,
Je ne puis sentir ses cheveux,
Je ne serai jamais heureux
Sans elle !

Si tu savais ! Pendant la nuit,
Lorsque, tout seul dans mon grand lit,
Dans le silence et loin du bruit
Je rêve,
Dans mes désirs inapaisés
Je sens sur moi tous tes baisers
Sur ma joue ardente posés
Sans trêve.

Si tu savais cela, bien vite
Quittant la maison qui t’abrite,
Tu viendrais vers moi qui t’invite,
Hélas !
Oh ! tu viendrais, dis, ma petite,
Sans plus que je te sollicite,
Par ma passion déjà séduite,
Tout bas.

Tu viendrais toute radieuse,
Ployant ta taille gracieuse,
Ô toi, si vive et si joyeuse,
M’aimant,
Tu m’apparaîtrais merveilleuse
Dans ta beauté voluptueuse,
Entr’ouvrant ta lèvre amoureuse
Gaîment…

Mais peut-être ta destinée
Comme la mienne est attristée ;
Et, sous une grille enfermée,
Tu dois
Dans ton couvent emprisonnée,
Quand tu rêves, au lit couchée,
Te sentir toute enamourée
Parfois.

Être jeune, et vivre en prisons !
Oh ! quand les désirs polissons
Font naître en toi de longs frissons
De fièvres…
Corbleu ! quelles démangeaisons
De planter la devoirs, leçons,
Pour poser sur les beaux garçons
Tes lèvres !

Ah ! brise donc ton chapelet !
Viens avec moi dans la forêt…
Laisse-moi couper ton lacet…
Éclate
De rire, si cela te plaît.
Laisse-moi froisser ton corset
Et chiffonner dans son filet
Ta natte.

Ah ! jouissons de notre jeunesse !
Dénoue au vent ta folle tresse…
Embrassons-nous, ô ma maîtresse,
Veux-tu ?
Laisse-moi te toucher sans cesse !
Oh ! permets que je te caresse
Et que sur mon sein je te presse
À nu.

Oh ! pardon ! Que viens-je de dire ?
Oh ! mon Dieu ! j’étais en délire.
Quoi ! tu t’en vas, tu te retires ?
Oh ! non !
Tu resteras, dis !… Ton sourire,
Je le verrai toujours luire.
Oh ! tu ne vas pas me maudire ?…
Pardon !

Soyons chastes et reste pure.
Que sur ton sein blanc ta guipure
Monte très haut sans échancrure !
Permets
Que je baise sur ta figure
Tes yeux noirs que le ciel azure,
Que je sente ta chevelure
De jais !

Mais restons-en là, ma chérie !
Que toujours ta peau si jolie,
Que ta gorge rose et polie
D’enfant,
Sous ta chemise ensevelie,
Cache aux yeux sa forme arrondie,
Dans ton chaste corset blottie
Gaîment.

Nous allons tant nous adorer !
Je ne ferai que t’admirer
Et, te regardant, murmurer :
« Je t’aime ! »
Sans jamais, jamais nous quitter,
Nous allons tant nous embrasser
Que tu finiras par m’aimer
Toi-même !

Et je verrai tes deux grands yeux,
Je passerai mes doigts nerveux
Dans la forêt de tes cheveux
Sans trêve ;
Et, restant ainsi tous les deux,
Toujours contents, toujours joyeux…
— Mais tout cela n’est, malheureux !
Qu’un rêve !…

Ah ! pourquoi pensé-je, insensé !
Dans mon esprit trop passionné,
À ce que jamais je n’aurai
Sans doute,
Puisqu’il me faut, emprisonné
Dans un collège détesté,
Suivre, sans bonheur ni gaîté,
Ma route.

Puisque moi, dont toute l’envie
Est une enfant jeune et jolie
Avec qui je verrais la vie
En beau
On m’enterre, on me momifie
Dans cette école où je m’ennuie…
Ah ! je te hais, pédagogie,
Tombeau !

Oh ! mon Dieu ! c’est là la jeunesse,
L’âge où déborde l’allégresse,
tout plaisir est une ivresse !
Et moi,
Ma chair est vierge de caresse ;
À seize ans, pas une maîtresse
Ne m’a juré, dans sa tendresse,
Sa foi !

Mon amour dompté me déchire…
La femme épandant son sourire
Vers le fruit défendu m’attire…
Le jour
Vient où finira mon martyre ;
Et, malgré ce qu’on pourra dire,
Je connaîtrai, dans mon délire,
L’amour !

Source du poème et de la citation : Œuvres complètes de Pierre Louÿs, 1929 – 1931, tome 13 (1929 – 1931), Poésies, réimpression Slatkine (1973), sur Wikisource.

Graham Ovenden - Young Girl
Graham Ovenden – Young Girl (1970)

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