L’écrivain français Charles Baudelaire (1821–1867) fut un précurseur dans de nombreux domaines, en particulier il développa une nouvelle forme d’écriture, le poème en prose. Ainsi 50 de ceux-ci, rédigés entre 1855 et 1864, furent rassemblés dans son recueil posthume Le Spleen de Paris (également intitulé Petits Poèmes en prose), publié pour la première fois en 1869 par Michel Levy dans le quatrième volume des Œuvres complètes de Baudelaire.
ENIVREZ-VOUS
Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.
Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront : « Il est l’heure de s’enivrer ! Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. »
Source du poème :Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris (Petits Poèmes en prose), XXXIII (1869).
Précédemment publié sur Agapeta, 2018/01/19.