Dans le recueil La Chanson de l’Enfant de Jean Aicard, les deux poèmes Blanche et Valentine décrivent deux sœurs ; la première, âgée de 4 ans, représente le rêve, tandis que la seconde, âgée de 5 ans, personnifie l’action.
BLANCHE
ELLE vint près de moi, comme à son habitude,
Tandis que sur ma table, incliné pour l’étude,
J’écrivais un matin.
J’écrivais… quoi ? des vers sur un thème farouche ;
Rien de beau ni de bon, rien qui plaise ou qui touche,
Hélas ! rien d’enfantin.
Blanche a quatre ans à peine, et quand elle soulève
Ses yeux vagues, où flotte un ineffable rêve,
La Muse me sourit ;
J’achevai donc mes vers sous ce regard suave.
Elle s’assit d’un air de femme ; elle est plus grave
Quand « monsieur Jean » écrit.
J’écrivais… Je devrais, quand elle est là, pauvre homme,
Ne plus voir que ses yeux, moi qui veux qu’on me nomme
Un poète ! vraiment !
Mais enfin j’écrivais, il faut que je l’avoue.
L’enfant me regardait, une main sur sa joue,
D’un air grave et charmant.
Mes vers finis : « Je vais te les lire, mignonne ; »
Alors, se redressant, la petite personne
Ouvrit ses yeux tout grands…
J’aime à chanter les vers comme une mélopée :
Je fis donc retentir la strophe, entrecoupée
De petits vers pleurants.
Et mignonne, qui sait ? je t’oubliai peut-être,
Mes vers me paraissaient,—puisqu’ils venaient de naître,
Sonner franc comme l’or ;
Je t’oubliais… mais toi, ma lecture achevée,
Regrettant le long bruit des vers, tu t’es levée,
Et tu m’as dit : « ENCOR ! »
Amour du rythme ! étrange amour, je te retrouve !
Qui pourra nous conter ce qu’un enfant éprouve,
O rythme, en t’écoutant ?
N’es-tu pas un écho des mers frappant les terres ?
N’es-tu pas le frisson du sang dans les artères
Et dans le cœur battant ?
Ah ! je te resterai fidèle, Rythme ou Nombre,
Toi qui des cœurs d’enfant aux feux de l’éther sombre
Règles l’ordre éternel !
Qui pourrait te nier, puisque l’enfant t’écoute,
Puisqu’il te prête un sens, et qu’il t’aimait sans doute
Dès le sein maternel !
VALENTINE
Auprès de Blanche, en qui je vois la Rêverie
(MIGNON enfant, déjà regrettant la patrie),
Valentine, sa sœur, toujours en mouvement,
C’est déjà l’Action, mais à l’âge où vraiment
Rien de ce que l’on fait ne peut valoir le blâme ;
Et jamais je ne fus plus réjoui dans l’âme
Qu’à voir la Vie heureuse au rire triomphant
Et le Rêve alangui, — sous ces formes d’enfant.
Valentine souvent vient me rendre visite,
M’embrasse, dit bonjour et repart au plus vite.
Tout cela d’un air grave et fier, car à cinq ans,
Ayant beaucoup à faire, on ménage son temps.
Elle m’a dit hier : « Je suis très occupée !
Sans moi, qui donc ferait amuser ma poupée ? »
Or elle aime venir m’éveiller le matin,
Tandis qu’appesanti par un somme incertain
J’agite avec douleur pêle-mêle en moi-même
Le fracas de la rue et les vers d’un poème,
Et qu’ayant lu trop tard la veille, les yeux clos,
Je suis comme un vaincu renversé sur le dos.
« Vivre est triste : oublions, dis-je, et dormons, qu’importe ! »
Quand tout à coup j’entends gratter contre ma porte.
Et je sens que c’est elle ; elle est là se haussant
De la pointe du pied sur le parquet glissant :
Elle atteint la serrure avec beaucoup de peine !
Quels efforts !… Mais enfin je vois tourner le pêne,
Puis la porte s’ouvrir et l’enfant regarder,
Et je souris, sachant qu’elle va me gronder :
« Paresseux ! paresseux ! » me dit-elle en colère !
Alors, même dans l’ombre, un jour soudain m’éclaire
Dès que l’enfant est là, je suis loin de Paris ;
Adieu l’ambition, les fièvres, les cieux gris,
Car le bruit des enfants dans la cité sonore
Seul fait songer aux nids et rappelle l’aurore :
Et je pense à ces jours où, loin de la cité,
Loin des brouillards du Nord, en Provence, l’été,
J’habite la maison de campagne où le rêve
Avec les vents salins m’arrive de la grève.
Là j’entends de mon lit, autour de la maison,
Dès que l’aube naissante émerge à l’horizon,
Mille bruits de gaîté, chants, cris d’oiseaux, coups d’ailes,
Et joyeux aboîments de mes deux chiens fidèles.
C’est la vie en travail qui dit au point du jour :
Pense, aime, sois heureux, me voici de retour !
Tandis qu’éblouissant, et m’inondant tout l’être,
Le soleil de Provence entre à pleine fenêtre.
Source : Jean Aicard, La Chanson de l’Enfant, 7ème édition, 1885. Versions sur Internet : 7ème édition sur archive.org, 8ème édition sur Gallica.
Précédemment publié sur Agapeta, 2015/08/11.