Né le 20 mai 1947, l’écrivain français Paul Fournel a publié de la poésie, des romans, des nouvelles, des pièces de théâtre et des essais. Dans son recueil de courtes nouvelles Les petites filles respirent le même air que nous, « La clairière » raconte l’escapade d’une jeune fille dans la forêt. Je reproduis ici la fin de cette histoire, pleine d’une sensualité spontanée, celle des enfants qui n’ont pas encore appris à réprimer leur nature.
La forêt sentait bon. C’était une forêt de transition avec des pins déjà et des chênes encore. Par terre, il y avait de la mousse et aussi quelques pierres. Adeline était là chez elle, dans les odeurs de sève et les caresses de fougères, elle connaissait tous les sentiers, tous les taillis, tous les passages. Chaque buisson lui était une tendresse.
Dès qu’elle atteignit l’ombre, elle se sentit mieux, ralentit l’allure et prit d’un pas résolu son itinéraire secret.
Pataud folâtrait.
Elle marcha un bon moment sans jamais hésiter sur le chemin à suivre. Au-dessus de sa tête, les oiseaux s’appelaient. Entre deux buissons, un lièvre fila, fesses en l’air. Pataud bondit et disparut.
Son dos sécha.
Elle se trouva bientôt en face d’une sorte de haut rempart vert, la prunelle s’y mêlait au genévrier, hérissant le mur de branchettes sournoises, d’épines et de piquants. A quatre pattes, elle s’enfonça dans l’obstacle qui semblait s’ouvrir pour lui laisser le passage et disparut complètement pour réapparaître de l’autre côté dans une petite clairière. Sa clairière.
C’était un espace circulaire protégé, encerclé, ombragé, avec une galette de ciel bleu au-dessus et une couche d’herbe taillée en brosse pour épargner les genoux.
Elle s’agenouilla au centre, s’assit sur ses talons, ferma les yeux, resta un long moment immobile puis redressa le buste et hurla.
Elle hurla de toutes ses forces et la voix qui, au début, semblait sortir de sa gorge monta vite de son buste tout entier puis de la terre elle-même à travers ses cuisses.
Elle hurla à l’amour.
Elle espérait tout de son cri. Il résonnait dans son cœur et dans sa tête, il perçait la forêt, il escaladait les troncs, couchait les fougères, faisait vibrer les branches… Les biches allaient venir lui apporter leurs faons et les lapines leurs lapereaux… Les fleurs la couvriraient de pollen, les fougères de sporanges, elle serait noyée sous les fruits, sous les couleurs, sous les odeurs, tout lui serait baiser, tout lui serait offrande ; autour d’elle voleraient passereaux, pétales et duvets ; l’air allait devenir plus doux, le matin et le soir se mélangeraient, le soleil rejoindrait enfin la lune…
Elle hurlait à l’amour.
Pataud, revenu, posa son museau sur sa cuisse.
Et puis viendraient les cerfs, les sangliers, les taureaux, les renards et les loups. La clairière elle-même s’élargirait, elle gagnerait bientôt sur la forêt tout entière, sur le village, sur les collines, sur le pays, sur le monde.
De toutes ses forces, elle hurlait à l’amour.
— Oh, là ! Ça va pas bien ?
Elle se tut aussitôt et ouvrit les yeux.
Julien.
Petit, bourru, mal embouché, mal habillé, elle le connaissait par cœur.
— Qu’est-ce que tu as à crier comme une perdue ?
— Je suis perdue, murmura-t-elle.
Il haussa les épaules et s’agenouilla face à elle. Il tenait un bâton et une ficelle pendait de sa poche. Elle aurait dû se douter que c’était lui. Il était le seul à connaître ce coin. Elle ne dit plus rien. Le temps de revenir à soi.
Il la regarda, déboutonna sa chemise, tira les pans de l’intérieur de son pantalon et les laissa flotter. Il attendit.
Lorsqu’elle fut calmée, elle se décida à sourire. Il ne lui répondit pas ; air buté, sourcils froncés.
Brusquement, il tendit la main et la lui passa sur la poitrine.
Elle ne bougea pas.
La main passa et repassa puis tomba, insatisfaite. Il la frotta dans l’herbe, comme pour l’essuyer.
— Et les poils ? demanda-t-il.
— Toujours rien.
— Fais voir.
Docile, elle se leva et quitta sa culotte.
Il lui souleva le bas de sa robe avec son bâton et regarda avec attention. Il passa délicatement le bout de ses doigts sales aux ongles rongés sur le ventre, sur le sexe lisse, sur le haut des cuisses, puis laissa retomber le
devant de la robe.
— Toujours rien, constata-t-il.
Elle baissa la tête.
— Et toi ?
— Toujours rien, non plus.
— Tu me fais voir ?
— Pas question.
Il se leva, noua les deux pans de sa chemise sur son ventre et partit sans se retourner.
Adeline le regarda disparaître dans les buissons, elle roula sa culotte dans son poing droit qu’elle serra très fort, puis l’enfonça dans sa
poche.
Pataud, déjà, montrait le chemin du retour.
Source : Paul Fournel, « La clairière », dans Les petites filles respirent le même air que nous, nouvelles, Gallimard (1978).
Merci pour ce passage d’un érotisme tendre, porté par le végétal. L’invraisemblance ténue donne une allure de conte. On aimerait en savoir plus sur la relation entre les deux protagonistes. Bref, cela donne envie d’acquérir la nouvelle.
Ce passage est la fin de cette courte nouvelle, il n’y a rien de plus sur la relation entre les “deux protagonistes”; le début parle seulement de la fille et de sa famille.