Quel Dieu refuserait… par Rémy Broustaille

Eliseu Visconti - Primavera
Eliseu Visconti – Primavera (c.1912)

Voici ma troisième sélection dans le recueil de vers La Chanson des Gueuses ; Broustaille y dénonce à nouveau la prostitution juvénile. Le poète s’éveille à côté d’une toute jeune fille, et le remords le ronge. Finalement, l’auteur ne voit pas d’autre issue que la miséricorde divine à la mort de la prostituée…

QUEL DIEU REFUSERAIT…

Le poète s’éveille… Une fillette rose,
Bouton de fleur déclos à peine du matin,
A ses côtés, la gorge et les bras nus, repose…

Devant ce corps chétif, le penseur libertin —
Que la bête Luxure aux appétits immondes
Qui ronge les cerveaux et dévore les mondes,
A mordu — sur son front sent planer le remords.
Tout son être est honteux d’avoir touché ce corps.
Il la regarde et croit voir sommeiller un ange,
Les cheveux dénoués, épars, après avoir
Chanté de sa voix douce un cantique d’espoir.
Cette enfant frêle, fleur de misère et de fange,
Au sortir d’un tripot, au coin d’un carrefour,
Il l’a trouvée, offrant sa lèvre et de l’amour.

O qui te fit jeter dans la gueule des Vices ?
Dans la détresse noire, ô qui vient te crier :
« Ton corps est fleur, ta lèvre est coupe de délices ;
Vends ta lèvre et ton corps et, cher, fais-toi payer.
Ta chair était vouée avant de naître aux fauves ;
Le Stupre Minotaure exige des enfants.
Va te jeter au cirque où sont les Triomphants.
Alors, avec de l’argent gagné dans les alcôves,
Que tes amants d’un soir, l’œil creux, las de ton corps,
Te donneront, au jour, en te jetant dehors,
Tu pourras réchauffer ta pauvre chair glacée,
Satisfaire ta faim et rosir ta pensée. »
Qui donc te conseilla, toi qui dors, le sein nu
Et des lilas aux yeux, auprès d’un inconnu ?
Qui donc te conseilla ? Ta famille, ta mère,
Des enfants de ton âge, anges déjà déchus,
Un lubrique voisin, une vieille mégère,
Qui te compta de l’or de ses longs doigts crochus ?
Toi, pieds nus, faim aux dents, qui courais dans la boue,
En voyant des enfants des rires à la joue,
En calèche passer dans les gais tourbillons,
De la Vie élégante, où — si hautes les âmes ! —
Nul regard ne peut voir les luttes et les drames
Des miséreux bas-fonds. Plébéïenne en haillons,
As-tu pensé qu’étant née infime, accablée,
Lorsqu’une autre naissait opulente, adulée,
Tu voulais vivre, alors, dans ce monde chrétien,
Sans du riche envier le sort heureux du chien ?

Injuste sort ! Enfant, le Hasard-Dieu, sur terre,
Au lieu de te jeter aux pieds de la Misère,
T’aurait posée au sein des Somptuosités ;
Dans tes rêves dorés, embrasés de clartés,
Tu sourirais aux fleurs, aux très fines dentelles,
Aux gemmes, aux bijoux, aux oiseaux dont les ailes
Transporteraient ton âme en de bleus Paradis.
Mais le Sort te jeta dans un sombre taudis.
Le Vice en te voyant a ricané de joie ;
Il savait que ta chair serait vite sa proie.
Il te laissa pousser en pleine liberté ;
Pour corrompre les cœurs suffit la Pauvreté.
Et pendant que l’enfant, la radieuse vierge,
La fille des heureux aux goussets remplis d’or,
Le front chaste et pur joue à la poupée encor,
Toi, malheureuse enfant, dans une louche auberge,
Tu donnes des baisers à de vils débauchés
Qui boivent les lueurs de tes grands yeux pochés.

Et le poète, au front une sueur glacée,
Maudit le Rut brutal, honte et remords au ciel ;
L’ivresse qui fit choir sa féconde pensée
Et laissa cette enfant le conduire à l’hôtel,
plus d’une autre, hélas ! à jamais gangrenée,
Comme elle s’est livrée, aux lèvres, du carmin ;
Aux yeux, des impudeurs ; au cœur, l’appât du gain.

Dans la vie, elle ira suivant sa destinée.

Qu’elle monte en le vice ou tombe encor plus bas,
Quand son âme, quittant les terrestres sabbats,
S’envolera Là-Haut, aux sphères immortelles,
Que dans l’azur divin reposeront ses ailes,
Quel Dieu refuserait à cette abjection
Un doux baiser de paix et de rédemption ?

Source du poème : Rémy Broustaille, La Chanson des Gueuses, Paris : Librairie Léon Vanier, éditeur, A. Messein successeur (1907), numérisé sur Gallica. Le poème est page 68.

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