
Poursuivons le récit des aventures amoureuses du Chérif Soliman, lycéen à Alger. En plus de sa relation suivie avec sa dulcinée Mimi, il multiplie les conquêtes féminines. Ici nous le voyons séduire deux fillettes âgées de huit ans.
VII
MOUNI
Il fait bon, ce dimanche de mai, à Sidi-Ferredj, avec le beau souvenir du débarquement de l’armée française.
J’apprends par cœur l’inscription qui est sur la porte du fort. Je réfléchis à cette date innovatrice : 14 juin 1830. J’évoque l’invasion gaie dans cette solitude qui se croyait si loin du monde. J’approuve le roi Charles X et le général de Bourmont d’avoir rendu la liberté aux mers. Je les remercie d’avoir commencé l’œuvre dont le Chérif Soliman, Français de cœur, est un résultat.
Mais une fillette aux boucles empourprées me distrait de la politique.
Elle me salue, en passant, et me montre ses cuisses. Elle se retourne. Son rire me fascine. Je ne vois plus rien que le henné de ses gencives.
Est-ce la reine de la vallée des roses, ou une favorite échappée du jardin mystérieux de Cheddâd-ibn-Ad ?
C’est plutôt une mendiante. Mais un Musulman de goût donnerait, pour un baiser d’elle, tous les trésors de l’Arabie Heureuse.
O ambre issu des profondeurs de l’Inde ! O perle que les marchands aux yeux petits n’ont pas encore palpée de leurs gros doigts profanateurs !
Je suis l’enfant rieuse vers le rivage.
Nous voilà blottis derrière la dune, en face de la baie immobile. Dieu seul et les génies trop curieux nous regardent. Il me semble avoir émigré dans une île déserte de la Polynésie.
Mouni amuserait un vieux Chah de Perse. Elle n’a vu que huit fois les vendangeurs kabyles. Elle n’a pas encore de seins, mais elle n’est, déjà, plus du tout innocente.
L’eau est chaude à souhait. Nous prenons un bain. Mouni m’agace, me lutine et je l’effleure lascivement.
Elle sort de l’eau la première et se sauve sur le sable. Mais je l’ai vite rattrapée et je la renverse avec tant de frénésie qu’elle s’égratigne l’épaule gauche à un cactus.
Nous sommes assis, la main dans la main, Mouni et moi, sur la haute falaise, tout au bord de l’abîme. Un faux mouvement, une seconde de vertige ou de folie, et nous serions là-bas, sur le roc, deux cadavres défigurés.
Je psalmodie, solennellement :
— « Mouni, veux-tu que nous mourions ensemble ? »
— « Non ! Non ! O Chérif, mon doux Seigneur ! Je suis ta servante qui t’adore et je veux que tu m’emmènes à la ville, pour me donner la robe et les perles que tu m’as promises ! »
Alors, j’éclate de rire, à mon tour, et je culbute de nouveau le petit corps tremblant, tout au bord de l’abîme.
IX
LES DOIGTS DE MERÏEM
Ce matin, au lycée, pendant une récréation, Lucien m’a dit à l’oreille :
— « J’ai pensé à toi cette nuit, ô Soliman ! Et alors, j’ai fait sauter trois fois la cervelle à Charles le Chauve ! »
Pauvre Lucien ! Qu’il aille donc chez Merïem l’Égyptiaque ! Cela lui épargnera de telles sottises.
Merïem a huit ans, avec une figure de léopard, aussi gracieuse que belle, des jambes d’Eros et cette voix de Marie-Madeleine qui séduisit le prophète Jésus.
Elle est née quelque part, en Nubie, au bord du Nil. Elle avait treize mois quand sa mère, Sâknah la danseuse, partit pour l’Algérie avec un lieutenant de spahis.
Maintenant, Sâknah est morte de la poitrine, et, si l’on me demande qui est la plus raffinée courtisane de la Kasba, je réponds : « Merïem ! »
J’attends ma subtile Merïem en lisant les Épigrammes de Martial. Je suis tout nu sur le divan, dans une chambre pleine de bougies roses, allumées, et de fleurs languissantes.
Merïem paraît toute nue elle aussi, à sa manière. Elle porte des rubis aux chevilles, des émeraudes aux poignets, un collier de perles et une ceinture de chasteté que ferme un abraxas où il faudrait graver le sceau inviolable de mon glorieux homonyme, le grand roi Soliman-ben-Daoud. Car Merïem a fait vœu de se marier vierge. Elle ne prostitue que ses mains effilées.
Merïem aux longs doigts impurs est montée sur le divan noir.
Elle prend sa position favorite, — un bras autour de mon cou et l’autre libre, — me donne sur la bouche un baiser de sœur, où la langue n’est pour rien, et se met à l’œuvre.
Les bougies coulent. Des pétales tombent des vases. Je chante à Merïem laborieuse les litanies de sa câline spécialité :
— « Merïem à la main suave !
« Merïem aux doigts acharnés !
« Merïem, ta main ralentit en effleurant à peine son captif enchanté !
« Merïem, tes doigts serrent leur proie défaillante et ne lâchent point le moineau de Lesbie, malgré ses larmes !
« Merïem à la main légère !
« Merïem aux doigts lourds !
« Merïem, ta main semble une rose blanche qui voltige, animée, autour de l’oiseau couleur de miel !
« Merïem, tes doigts me pèsent comme une étreinte de la Nécessité !
« Merïem consolatrice !
« Merïem tortureuse !
« Merïem, aie pitié de moi !
« Merïem, ton petit Soliman fond en gratitude !
« Merïem, arrête-toi au nom d’Allah ! Cesse de me dévorer avec tes yeux de goule ! Tu m’épuises et tu me vides, tu me prends ma force et ma jeunesse !
« Merïem, ô ma tourterelle d’Égypte ! Restons ainsi, des heures, des heures ! Je bénis ta main sèche et soyeuse, tes doigts toujours frais ! Ne te lasse point, ô ma pucelle de Nubie ! Car tu me fais oublier, dans une effusion sentimentale et sensuelle, tous mes chagrins et tous mes souvenirs de Chérif adolescent. »
J’ai dû me taire.
Merïem parle à son tour, sans négliger une seconde l’objet de son application.
Elle me dit certaines chansons du désert de Libye, que Sâknah psalmodiait sur son lit de mort. Elle m’interroge sur les momies et sur le grand Sphinx, avec le sérieux d’une femme de patriarche qui consulte un oracle, près d’une fontaine, au soleil couchant.
Merïem gazouille encore, mais son bras se fatigue à la fin. Elle me laisse m’assoupir, et je rêve que je suis condamné à recevoir, jusqu’au jour du Jugement Dernier, de l’eau tiède sur la poitrine, goutte à goutte. Je me réveille en sursaut, avec un désir de vengeance. Mais la ceinture de chasteté me nargue. J’embrasse Merïem, sur une fossette qu’elle a au milieu de la joue droite, et je cours chez Mimi.
Source des textes : Le Divan d’Amour du Chérif Soliman — Traduit de l’Arabe sur le manuscrit unique par Iskandar-al-Maghribi, Paris : Bibliothèque des curieux (1917), numérisé sur Internet Archive.
Ces deux chapitres ont été transcrits dans la collection de textes L’Univers sensuel, sexuel et sentimental de la Fillette impubère, au travers de l’Histoire, de l’Ethnographie et de la Littérature, Tome I : Interactions entre enfants par François Lemonnier. Merci à lui pour avoir attiré mon attention sur ce livre.