Mon cœur est un immense clavier dont les mots sont les touches, et ma tendresse et ma peine et ma passion de la musique y jouent pour moi. Ce n’est pas de ce clavier-là que je rêve, c’est de celui de ma forêt.
— Minou Drouet, Lettre à Élise Nat, Arbre, mon ami, p. 99
Minou (Marie-Noëlle) Drouet, née le 24 juillet 1947, connut un immense succès dans la deuxième moitié des années 1950 grâce à ses poèmes écrits entre ses six et douze ans. Elle fut également l’objet de violentes controverses dans les médias et les milieux littéraires.
Enfant illégitime, on a dit que son père était un ouvrier agricole misérable et sa mère une prostituée, ou que ses parents s’étaient noyés dans un accident de bateau de pêche. Elle fut adoptée à l’âge d’un an et demi par Claude Drouet, préceptrice. Elle souffrait d’un strabisme très accentué et d’une grave déficience visuelle. René Julliard, dans sa « Note de l’éditeur » d’Arbre, mon ami, le recueil de poèmes et lettres de Minou qu’il publia en 1956, donna une des raisons de cette adoption :
Mme Drouet a été elle-même aveugle pendant sept années de son enfance. Elle a aujourd’hui une si mauvaise vue qu’elle se dirige avec peine. Ce n’est pas par hasard que, décidée à adopter une petite fille, elle choisit Minou, si proche d’elle. Elle était faite pour l’aider à s’épanouir.
Minou vécut ses premières années renfermée sur elle-même, ne parlant pas. Les médecins la jugeaient incurable. Elle sortit de son isolement grâce à la musique. Selon Robert Gottlieb dans son article « A lost child », à l’âge de trois ans Minou entendit à la radio de la musique d’orgue de Bach, et alors elle s’éveilla au monde ; la musique devint ainsi son lien avec l’humanité. Charles Templeton, dans An Anecdotal Memoir, relate une histoire plus extraordinaire… À six ans, Minou n’avait toujours pas prononcé un seul mot ; un jour sa mère lui joua un enregistrement d’une symphonie de Brahms, Minou s’évanouit, et quand on la réveilla, elle parlait un français parfait, aux phrases complexes. Peu après, elle se mit à écrire des poèmes. L’article « Les enfants prodiges … » de Blog de lierre nous livre également une relation fantastique de la petite enfance de Minou :
Tous ses biographes sont d’accord pour dire que tant qu’elle était dans son orphelinat, elle paraissait plutôt légèrement retardée. Sa mère adoptive l’emmena dans une maison qui était au bord de l’océan, et au lieu de l’envoyer à l’école, la laissa libre de faire ce qu’elle voulait. Nous avons appris, par sa mère, qu’elle avait l’habitude d’y regarder le reflet du soleil sur l’eau pendant des heures, tous les jours, en même temps qu’elle balançait doucement la tête de droite à gauche. Après plusieurs années de ce jeu solitaire, on s’aperçut qu’elle était devenue géniale.
Mais Minou Drouet n’était pas seulement, à cet âge, un poète génial. Sa mère nous a fait savoir que parfois, elle prévoyait avec exactitude une visite ou un décès, et donc qu’elle possédait un don voyance à cette époque.
Passionnée de musique, elle prit en 1954 des leçons de piano auprès de Ninette Ellia, une répétitrice de piano âgée d’une cinquantaine d’années. Elle entretiendra une correspondance avec elle pendant plusieurs années, et dans son deuxième recueil de poèmes publié en 1959, Le Pêcheur de lune, l’un d’eux, « Tempête au Pouliguen », sera dédié « Pour Ninette Ellia, ma Douce d’heures tragiques. » Mme Ellia permit à Minou de rencontrer les pianistes Alfred Cortot et Yves Nat, ainsi que Lucette Descaves, professeur de piano au Conservatoire de Paris, qui la prit comme élève, lui donnant sa première leçon le 29 juillet 1954. Minou l’adorait, l’appelant « mon Amour », elle lui envoya des lettres passionnées.
Entra alors en scène l’éditeur René Julliard, en quête de nouveaux talents, qui venait de publier Bonjour tristesse par Françoise Sagan. Le professeur Pasteur Vallery-Radot de l’Académie Française lui parla de Minou Drouet le 25 avril 1955, et quelques jours plus tard, Lucette Descaves lui confia les lettres qu’elle avait reçues d’elle. Il fut subjugué.
En effet, les lettres de Minou, bien plus que ses poèmes, brillent par leur liberté de ton, la puissance et l’audace de leurs images et métaphores, et elle recourt aisément à des néologismes, dont le plus célèbre est « horrifuire », adressé à Yves Nat.
Minou était d’ailleurs une petite usine à concepts : lorsqu’un mot lui manquait, qu’elle ne le connaisse pas ou qu’il n’existe pas, elle le forgeait : « l’amouration », « l’aimoir », « l’entendoir », « le possibloir », « l’efforçoir »… Ces mots d’enfant étaient parfaitement justifiés: « l’efforçoir » par exemple, ce n’est pas exactement « le vouloir » ni « la volonté », et nous n’avons pas en français de mot précis, sinon peut-être quelque concept abscons, pour désigner cette volonté de faire quelque chose malgré des difficultés ou réticences.
— Chez les libraires associés, « On a fait de moi un animal qui a mal »
Julliard voulut la connaître, aussi Minou le rencontra le 6 mai 1955. Comme sa vue empirait, elle fut amenée chez le professeur Paufique à Lyon, qui l’opéra avec succès. Elle devait le remercier avec délicatesse :
Vous savez, mon beau rayon bzzz, si vous êtes fâché que je vous écrive, il faut gronder le calendrier. Je pouvais tout de même pas rester sans vous dire tout ce qu’il y a dans mon petit cœur puisqu’il m’a chuchoté que c’était votre fête. Je vous souhaite pas d’être heureux, je pense que vous l’êtes puisque vous donnez du bonheur à tant de malheureux et je pense que c’est la seule joie qu’on désire vraiment, la joie qui est l’écho de celle qu’on allume au cœur des autres. Alors je vous souhaite de garder toujours vos deux mains et votre cœur pareils. Vous ne savez pas comme on se sent heureux et déshabillé de peur quand on est à côté de vous. Je pense à tous les yeux à qui vous avez donné ce qui est le plus riche de musique : la lumière.
— Minou Drouet, Lettre au docteur L. Paufique, Arbre, mon ami, p. 106
Elle lui dédiera deux poèmes, « Les yeux » dans Arbre, mon ami, puis « Le chalet de mélèze » dans Le Pêcheur de lune : « Pour M. le Professeur Paufique, mon beau Rayon BZZ. » Elle l’appelle « mon beau rayon bzzz » ; en effet, nombre de ses amis reçoivent un surnom : René Julliard est « ma Sonate », Gisèle Julliard « mon Arabesque », le chien des Julliard « ma Dame Blanche », Yves Nat « ma belle forêt », Élise Nat « ma si douce source », Jean Prasteau « mon voilier »…
De Lyon elle envoya ses premières lettes à René Julliard. Puis les relations se resserrèrent entre Minou et les époux Julliard. En septembre 1955 Julliard publia une plaquette hors commerce de 48 pages, tirée à 500 exemplaires, avec un choix de lettres et de poèmes de Minou. Celle-ci provoqua de violentes controverses tant dans les médias que dans les milieux littéraires, les uns (comme l’Express) criant au génie, les autres à l’imposture, affirmant (comme l’hebdomadaire Elle) que les poèmes et lettres étaient l’œuvre de sa mère adoptive. Selon les libraires associés, dans leur plaquette « On a fait de moi un animal qui a mal », on soupçonne Julliard d’avoir lui même suscité en sous-main la polémique, pour accroître la publicité ; ils ajoutent :
Comme toutes ces sordides grands scandales « littéraires », la querelle avait aussi d’autres enjeux, souterrains, en particulier des règlements de compte entre Hélène Gordon-Lazareff (Elle) et Françoise Giroud (l’Express).
Dans sa « Note de l’éditeur » d’Arbre, mon ami, Julliard dit que suite à la polémique, il demanda à Mme Drouet de lui laisser quelques jours Minou, et que celle-ci « écrivit plusieurs lettres et deux poèmes qui sont bien de sa veine habituelle. »
En janvier 1956, Julliard fit paraître Arbre, mon ami, recueil en deux parties, la première comprenant une sélection de 21 poèmes de Minou, la deuxième composée d’extraits de ses lettres. La controverse continua, il fallait l’arrêter. Avec le soutien d’Albert Willemetz, le 20 janvier 1956, Minou réussit son examen d’admission à la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique. Laissée seule dans une pièce sans téléphone, elle dut composer un poème sur un des deux sujets imposés, « J’ai huit ans » ou « Ciel de Paris » ; comme ses huit ans étaient trop tristes, dit-elle, elle choisit « Ciel de Paris », qui sera publié dans Le Pêcheur de lune. Dans la dédicace de celui-ci, elle écrit :
Ma Maman, c’est pour te défendre que j’ai composé ce poème, pour prouver que c’est bien moi qui écrivais mes petites choses. Ce texte a été beaucoup plus qu’un sujet imposé, il a été pour moi un acte d’amour envers toi.
Claude Drouet encouragea certainement la carrière littéraire de sa fille adoptive, en partie peut-être pour obtenir par procuration un succès qu’elle-même n’avait pas pu obtenir. En effet, Julliard dit dans sa « Note de l’éditeur » d’Arbre, mon ami :
Mme Drouet a écrit naguère et envoyé à des « Jeux floraux » de province un conte et un poème, puis quelques articles d’une inspiration et d’un ton d’ailleurs tout autres que ceux de Minou.
Minou était devenue une célébrité, se produisant sur scène avec des musiciens célèbres, donnant des concerts, enregistrant des disques, lançant une ligne de mode enfantine. Elle joua le rôle principal dans le film de Raoul André, Clara et les méchants, sorti en 1958. Elle fut même reçue en audience privée par le pape Pie XII. Ses moindres apparitions publiques devenaient des événements passionnant les foules.
En 1959 parut chez Pierre Horay Le Pêcheur de lune, son deuxième recueil de poèmes. Comme Hilda Conkling, elle arrêta d’écrire des poèmes à son adolescence, et sa célébrité s’évanouit. Minou s’occupa de sa grand-mère mourante, fit des études d’infirmière et travailla deux ans dans un hôpital. Entre 1966 et 1969 elle publia des livres pour enfants, des fables et un roman. Elle épousa l’artiste de music-hall et chroniqueur radio Patrick Font, mais cette union ne dura pas. Elle s’occupa de sa mère malade, et finit par se retirer dans la maison de son enfance à La Guerche-de-Bretagne, dans le jardin de laquelle trône un cèdre du Liban, qui inspira son poème « Arbre, mon ami », le premier de son recueil de même nom. En 1993 elle épousa Jean-Paul Le Canu, un garagiste du coin, et depuis elle vit retirée, refusant tout contact avec les médias.
Dans son livre autobiographique Ma Vérité (1993), elle dit qu’après la mort de sa mère, « je chante en moi et je suis seule à m’entendre. »
Les lettres de Minou publiées dans Arbre, mon ami restent un magnifique témoignage d’amour, de tendresse, de poésie et de liberté.
J’ai sélectionné dans Arbre, mon ami le poème « Chanson », qui exprime si bien sa sensibilité et ses souffrances. J’ai respecté l’indentation variable des vers. À propos de la disposition typographique de ses poèmes, Minou Drouet ne put donner à Julliard d’autre explication que « Je relis mieux écrit comme ça. »
CHANSON
par Minou Drouet
Mon cœur est un bateau léger
un bateau léger sans amarre
un bateau vers qui le lointain
tend l’appel triste de sa main.
Mon cœur est un bateau pressé
d’aller plus là-bas que son rêve
son port s’appelle « nulle part »
et sur sa coque on lit « ailleurs »
écrit en rouge
par mes larmes.
Mon cœur est un bateau léger
son mât s’élève comme un cri
triste comme le cri des mouettes
son mât se tend comme un regard
qui cherche là-haut quelque chose,
son mât se tend comme la flèche
d’une église
qui crèverait
le ciel
pour y chercher Dieu.
Mon cœur est un bateau léger
bateau vide, sans passager
à bord il n’y a que ma peine
ma soif de plus loin
d’autrement
mes bras s’écartent tristement
du tout près et du maintenant
si désiré pourtant
l’instant d’avant
pour chercher le demain
dont il n’aura plus faim
quand ce sera demain.
Mon cœur est un bateau léger
gréé de rayons de lune
sa voile claque dans le vent
sa voile faite d’un nuage
d’un nuage couleur de sang
qui claque sur la joue du ciel
comme une griffe qui éventre
la griffe de mes doigts tendus
des doigts rouges de ma détresse
qui veulent demander pardon
de n’avoir su se refermer
que sur la grande voix des sons.
Références:
- Minou Drouet, Arbre, mon ami, Julliard (1956).
- Minou Drouet, Le Pêcheur de lune, Pierre Horay (1959).
- Chez les libraires associés, « Minou Drouet : “On a fait de moi un animal qui a mal” », 13 septembre 2012.
- Robert Gottlieb, « A lost child », A critic at large, The New Yorker, 6 novembre 2006.
(Article réservé aux abonnés, mais consultable dans la page consacrée à Minou Drouet sur le site Poétesses d’expression française.) - Charles Templeton, An Anecdotal Memoir (1982), « Inside Television CBS & CBC ».
- Blog de lierre, « Les enfants prodiges … », 20 janvier 2009.
Précédemment publié sur Agapeta, 2017/02/14.