Après le recueil de poèmes Les Fleurs du mal, l’œuvre la plus célèbre de Charles Baudelaire est l’essai Les Paradis artificiels, publié en 1860, consacré à l’usage récréatif des drogues, plus précisément du haschisch et de l’opium. Il connut un large succès, il reste un exposé classique des effets de la drogue, comme l’exaltation, puis la dépendance et la souffrance. D’ailleurs l’expression “paradis artificiels” est couramment utilisée pour désigner l’utilisation de drogues (en particulier hallucinogènes) pour stimuler l’imagination ou enivrer les sens.
La deuxième partie du livre, Un Mangeur d’opium, est une adaptation libre des Confessions of an English Opium-Eater de Thomas De Quincey, et dans une moindre mesure de sa suite Suspiria de Profundis, accompagnée de commentaires et réflexions sur l’opium, la vie et le talent de l’auteur. Le chapitre Chagrins d’enfance, basé sur la section The Affliction of Childhood de Suspiria, considère l’enfance de De Quincey, soulignant l’importance de ses trois sœurs, la profonde blessure psychique causée par la mort de deux d’entre elles, et leur influence sur son talent d’écrivain :
En effet, les hommes qui ont été élevés par les femmes et parmi les femmes ne ressemblent pas tout à fait aux autres hommes, en supposant même l’égalité dans le tempérament ou dans les facultés spirituelles. Le bercement des nourrices, les câlineries maternelles, les chatteries des sœurs, surtout des sœurs aînées, espèce de mères diminutives, transforment, pour ainsi dire, en la pétrissant, la pâte masculine. L’homme qui, dès le commencement, a été longtemps baigné dans la molle atmosphère de la femme, dans l’odeur de ses mains, de son sein, de ses genoux, de sa chevelure, de ses vêtements souples et flottants,
Dulce balneum suavibus
Unguentatum odoribus,y a contracté une délicatesse d’épiderme et une distinction d’accent, une espèce d’androgynéité, sans lesquelles le génie le plus âpre et le plus viril reste, relativement à la perfection dans l’art, un être incomplet. Enfin, je veux dire que le goût précoce du monde féminin, mundi muliebris, de tout cet appareil ondoyant, scintillant et parfumé, fait les génies supérieurs.
Cette sensibilité envers le monde des filles se manifeste dans un épisode touchant des Confessions, que j’ai repris dans mon article “The wretched little girl in De Quincey’s Confessions.” La section Preliminary Confessions raconte comment vers l’âge de dix-huit ans De Quincey devint un vagabond affamé, se nourrissant des restes du petit déjeuner d’un homme. Intervint alors la rencontre avec une petite fille qui devint sa compagne d’infortune, se blottissant contre lui lors de leurs froides nuits ; il l’aima pour aucune autre raison que leur misère partagée, car elle ne brillait ni par la beauté, ni par l’intelligence, ni par l’agrément de ses manières. Le chapitre Confessions préliminaires de Baudelaire relate cet épisode :
Quand la saison inclémente arriva comme pour augmenter ces souffrances qui semblaient ne pouvoir s’aggraver, il eut le bonheur de trouver un abri, mais quel abri ! L’homme au déjeuner de qui il assistait et à qui il dérobait quelques croûtes de pain (celui-ci le croyait malade et ignorait qu’il fût absolument dénué de tout) lui permit de coucher dans une vaste maison inoccupée dont il était locataire. En fait de meubles, rien qu’une table et quelques chaises ; un désert poudreux, plein de rats. Au milieu de cette désolation habitait cependant une pauvre petite fille, non pas idiote, mais plus que simple, non pas jolie certes, et âgée d’une dizaine d’années, à moins toutefois que la faim dont elle était rongée n’eût vieilli prématurément son visage. Était-ce simplement une servante ou une fille naturelle de l’homme en question, l’auteur ne l’a jamais su. Cette pauvre abandonnée fut bien heureuse quand elle apprit qu’elle aurait désormais un compagnon pour les noires heures de la nuit. La maison était vaste, et l’absence de meubles et de tapisseries la rendait plus sonore ; le fourmillement des rats emplissait de bruit les salles et l’escalier. À travers les douleurs physiques du froid et de la faim, la malheureuse petite avait su se créer un mal imaginaire : elle avait peur des revenants. Le jeune homme lui promit de la protéger contre eux, et, ajoute-t-il assez drôlement, « c’était tout le secours que je pouvais lui offrir. » Ces deux pauvres êtres, maigres, affamés, frissonnants, couchaient sur le plancher avec des liasses de papiers de procédure pour oreiller, sans autre couverture qu’un vieux manteau de cavalier. Plus tard cependant, ils découvrirent dans le grenier une vieille housse de canapé, un petit morceau de tapis et quelques autres nippes qui leur firent un peu plus de chaleur. La pauvre enfant se serrait contre lui pour se réchauffer et pour se rassurer contre ses ennemis de l’autre monde. Quand il n’était pas plus malade qu’à l’ordinaire, il la prenait dans ses bras, et la petite, réchauffée par ce contact fraternel, dormait souvent tandis que lui, il n’y pouvait réussir.
Tandis que De Quincey se nourrissait maigrement en chapardant les restes de la table de son hôte, la fillette devait travailler comme servante pour ce dernier :
C’est pendant ce déjeuner, merveilleusement frugal, que le jeune homme trouvait subtilement quelque prétexte pour rester dans la chambre et entamer la conversation ; puis, avec l’air le plus indifférent qu’il pût se composer, il s’emparait des derniers débris de pain traînant sur la table ; mais quelquefois aucune épave ne restait pour lui. Tout avait été englouti. Quant à la petite fille, elle n’était jamais admise dans le cabinet de l’homme, si l’on peut appeler ainsi un capharnaüm de paperasses et de parchemins. À six heures ce personnage mystérieux décampait et fermait sa chambre. Le matin, à peine était-il arrivé que la petite descendait pour vaquer à son service. Quand l’heure du travail et des affaires commençait pour l’homme, le jeune vagabond sortait, et allait errer ou s’asseoir dans les parcs ou ailleurs. À la nuit il revenait à son gîte désolé, et au coup de marteau la petite accourait d’un pas tremblant pour ouvrir la porte d’entrée.
Nostalgique, De Quincey revint plus tard voir cette maison, mais ne parvint pas à retrouver la trace de la fille :
Dans ses années plus mûres, un 15 août, jour de sa naissance, un soir à dix heures, l’auteur a voulu jeter un coup d’œil sur cet asile de ses anciennes misères. À la lueur resplendissante d’un beau salon, il a vu des gens qui prenaient le thé et qui avaient l’air aussi heureux que possible ; étrange contraste avec les ténèbres, le froid, le silence et la désolation de cette même bâtisse, lorsque, dix-huit ans auparavant, elle abritait un étudiant famélique et une petite fille abandonnée. Plus tard il fit quelques efforts pour retrouver la trace de cette pauvre enfant. A-t-elle vécu ? est-elle devenue mère ? Nul renseignement. Il l’aimait comme son associée en misère ; car elle n’était ni jolie, ni agréable, ni même intelligente. Pas d’autre séduction qu’un visage humain, la pure humanité réduite à son expression la plus pauvre.
“Disappearance” by Adam Hurst — Gypsy Cello & Pipe Organ
Source des citations : Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels, Un mangeur d’opium, Chapitres II “Confessions préliminaires” et VII “Chagrins d’enfance”, sur Wikisource.
Précédemment publié sur Agapeta, 2018/02/28.