Dans sa petite enfance, Minou Drouet souffrait d’un strabisme très accentué et d’une grave déficience visuelle. Sa vue ne s’améliora qu’après l’opération de ses yeux par le professeur Paufique à Lyon, quand elle avait huit ans. Les aveugles et déficients visuels compensent souvent en développant les autres sens, en particulier l’ouïe et le toucher. Il semble effectivement que ce fut aussi son cas, comme le montrent certaines de ses lettres, citées ci-dessous.
Durant ses premières années, elle vécut repliée sur elle-même, ne parlant pas. Elle s’ouvrit au monde grâce à la musique, et celle-ci joua désormais un rôle central dans sa vie.
La musique, mon Dieu, je la veux comme un noyé veut la main qu’il voit se tendre vers lui avec le même hurlement de supplication qui déchire son ventre, arrache son cœur, fait jaillir son sang au delà de lui. Mais le noyé a beau savoir que la main va le sauver, il lui arrive de s’y prendre mal pour la saisir et c’est ce qui m’arrive. La musique est une patrie que je dois gagner millimètre par millimètre et que je suis sans cesse menacée de reperdre. Il y a des gosses qui trichent pour pas faire leurs gammes, moi je lutte pour gagner le bonheur de les faire.
— Minou Drouet, Lettre à Élise Nat, Arbre, mon ami, pp. 99-100… la musique, la plus belle religion du monde où on ne menace ni ne promet, où on tend du bonheur à plein bras un bonheur exact. J’aime les choses exactes, les sciences naturelles, la géographie, toutes ces choses nettes…
— Minou Drouet, Lettre au chien des Julliard, Arbre, mon ami, p. 129
Elle se passionnait pour le piano, qu’elle apprit à partir de 1954, d’abord avec Ninette Ellia, une répétitrice avec qui elle se lia d’amitié, puis auprès de Lucette Descaves, professeur de piano au Conservatoire de Paris. Minou se prit d’une forte affection pour elle, l’appelant « mon Amour » et lui envoyant des lettres touchantes et passionnées. Aussi pouvait-elle se comparer à un clavier de piano :
Mon cœur est un immense clavier dont les mots sont les touches, et ma tendresse et ma peine et ma passion de la musique y jouent pour moi.
— Minou Drouet, Lettre à Élise Nat, Arbre, mon ami, p. 99
Minou raconte aussi sa rencontre avec son amoureux de quinze ans, Philippe. Émerveillée par la musique d’un verre de cristal qui se casse, elle lui demande d’en casser d’autres :
Madame mon Amour,
On a été invité chez le Commandant, Philippe (il a quinze ans et il dit qu’il m’épousera plus tard, oh là là encore heureux qu’il m’a expliqué que c’était pour toute la vie, comme le cimetière) a dit : tu vas m’aider à mettre le couvert. Ça marchait bien, mais j’ai voulu entendre le doigt de Philippe faire chanter le cristal d’un verre, il l’a cassé. Ce bruit, mon Amour, de cascade de gouttes d’eau en perles, quelle merveille, ça tombait du buffet sur le bord du tiroir et puis par terre en notes de plus en plus pluie et par terre ça poudrait tout d’arc-en-ciel. J’ai joint mes petites mains et j’ai dit à Philippe : si tu m’aimes en vrai, casse-s-en un autre. Il en a cassé un autre, mais on peut pas s’imaginer mon Amour comme c’est difficile de bien faire chanter un verre qui meurt. Alors il en a essayé un troisième, une splendeur, une pluie d’été sur des fusains, il m’a regardée, il a dit : comme tu es belle quand tu es heureuse. J’ai dit : oui Philippe, je suis comme les autres je trouve ça bon d’être heureuse, je le suis une fois par mois quand je vois mon Amour. Il a dit : je veux que tu sois heureuse par moi qui t’adore, tu as du génie, Grand-père le dit bien. J’ai dit : mais je m’en fous moi du génie, c’est trop grand pour moi, on peut pas jouer avec, je te donne mon génie donne-moi encore un verre. Et je dansais sur ce tapis de fée, ce ciel qui craquait sous moi comme des marrons grillés et j’inventais des mots qui disaient qu’à force de vous aimer j’avais fait descendre le ciel sur la terre pour que vos petits pieds y dansent. Et alors la mère de Philippe est entrée comme il plaquait un dernier accord avec le dernier verre à bordeaux.
— Minou Drouet, Lettre à Lucette Descaves, Arbre, mon ami, pp. 74-75
Plus loin dans cette lettre, elle raconte comment, bébé, elle préférait jouer avec le bruit du lait plutôt que l’avaler, car elle entendait ce que les autres bébés n’entendent pas :
Mon Amour, pourquoi j’ai des oreilles ? Personne a jamais su que si j’avalais pas quand j’étais petite c’était pour garder dans ma bouche le bruit du lait ; vous savez bien qu’à table, maman vous a dit que j’étais un bébé anormal. Ben, un bébé anormal, c’est un bébé qui entend ce que les autres entendent pas. J’ai jamais rien dit, à personne, mais vous mon Amour, je voudrais vous promener partout dans mon cœur, je suis si sûre qu’il n’y a rien de vilain dedans. Si j’avais pas eu des oreilles, on n’aurait pas écouté des verres mourir. J’aimais mieux encaisser les fessées et pas avaler mes biberons, jouer à la marée montante avec ma bouche où le lait clapotait comme une vague. Maman se désolait.
— Minou Drouet, Lettre à Lucette Descaves, Arbre, mon ami, p. 75
Son sens du toucher est également intense, ses sensations tactiles se lient avec ses sentiments envers ses amis, elle ressent sur sa peau les émotions apportées par les lettres qu’elle reçoit :
Monsieur mon Ami,
Vous avez jamais appuyé votre joue contre une algue vivante à la minute où la vague en brode le sable ? Son petit corps laqué d’eau marie à votre joue la douceur d’une présence, une présence sur quoi on ne saurait mettre aucune étiquette, une présence, quelque chose de là, de doux, qui vous donne son silence. C’est drôle, votre lettre m’a donné ça. Bêtement mes doigts ont cherché contre ma joue le velours froid de l’algue, votre lettre est tombée et j’ai compris que c’était elle que je tenais. Votre lettre m’a été douce, vous ne savez pas pourquoi j’ai eu un tout petit, tout petit peu froid en la lisant ? Si vraiment on s’aime bien, on ne peut rien se cacher, et on se partage ses secrets comme une tarte aux framboises, vous savez celles qui donnent toujours la rougeole à la nappe quand on les grignote.
— Minou Drouet, Lettre au professeur Pasteur Vallery-Radot, Arbre, mon ami, p. 108
Elle est très sensible aux odeurs, qui peuvent la fasciner, et elle cherche à les relier à la musique :
Mon Amour,
Cet après-midi, il y a eu quelque chose de merveilleux. J’étais en lézard, bien plate entre les coquelicots, et j’écoutais le secret de l’herbe, et alors, ben c’est arrivé, pas un homme, pas une femme, non mon Amour, pas un animal, mais à plein la terre, à plein le ciel, à plein moi une odeur chaude, vivante comme un arbre dans la tempête, une belle odeur de bête pas bichonnée, de bête qui connaît la paille et la terre, une odeur qui venait à moi comme une voix sans bruit, avec seulement le craquement des nerfs ou des os ou des muscles que font les pieds nus. Bon sang, ce que je voudrais être calée en sciences : le corps, les plantes, les bêtes, je voudrais tant apprendre, c’est la vie et je veux la vie à plein ma tête, tout est si beau, si bien enchaîné comme une belle gamme. L’odeur s’étendait comme des ailes, des ailes qui ferment mes yeux et mes mains sur elle comme sur un oiseau qu’on veut plus laisser partir. Une mouche m’a piquée, malgré moi j’ai ouvert un œil et j’ai vu au-dessus des herbes deux mains qui secouaient une chemise, une chemise mouillée sous les manches comme si on faisait pipi sous les bras et l’odeur a collé à moi, l’odeur avait l’air de me regarder dans les prunelles noires des coquelicots, la chemise claquait blanche dans le soleil et les mains maigres étaient barrées par les nerfs ou les muscles d’une portée d’ombre où l’odeur plaquait un accord comme j’en ai jamais entendu. J’aurais voulu que vous soyez là allongée avec moi pour écouter l’odeur. Le claquement sec de deux pieds a attiré l’odeur vers la route et je suis restée avec elle qui mourait dans le là-bas. En rentrant, jusqu’à la nuit j’ai cherché sur mon piano la voix de l’odeur. Demain, à la côte, je n’irai plus voir si l’odeur est revenue, ben pourquoi que j’irais ? J’aime pas les rabâchages, j’aime pas ce qui répète, je regarde jamais du même côté les mêmes choses ; avec la même grotte, je me bâtis des milliers d’autres grottes jamais pareilles, alors j’ai pas besoin de retrouver la même odeur. L’odeur, elle était faite de soleil et du ventre de la terre et du goémon brûlé et, et puis zut, enfin, y a d’autres choses qu’une odeur, et moi en plus j’aime pas à obéir, ben je vais pas me laisser commander par une odeur, hein ?
— Minou Drouet, Lettre à Lucette Descaves, Arbre, mon ami, pp. 88-89
Les odeurs et les couleurs lui apparaissent comme des vibrations qu’elle perçoit comme un chat avec ses moustaches ; ses relations avec les autres passent par ce canal, aussi la méchanté de certaines personnes provoque en elle une perte de la sensation de ces vibrations, elle se sent devenir sourde « comme les autres » :
Les gens sont tellement méchants qu’ils ont fait de moi un effrayant chat dont on a coupé les moustaches. Avant je percevais les vibrations que chantent les couleurs et les odeurs. Le pauvre animal si effrayant qu’on a fait de moi est devenu sourd comme les autres. Entre les autres et moi, j’entendais vibrer des notes, maintenant je n’entends plus que le chagrin, la peur et l’horreur. Je me demande s’il y a un Dieu. S’il y en a un, comme je le plains. Ma grande faute est d’avoir huit ans, un cœur qui entendait battre le cœur des couleurs et des odeurs.
— Minou Drouet, Lettre à Claude Drouet, Arbre, mon ami, pp. 113-114
Finalement, la nourriture également chante pour les oreilles de Minou :
Le jour où votre lettre est arrivée il y avait eu des petits pois à table, c’est effarant ce que ça devient coquin dès que c’est dans votre assiette, ça devient aussi vivant que des nouilles quand on les attaque à la fourchette. C’est un amour Maman, et elle entend clair pourtant, mais elle n’est jamais branchée sur les notes que chantent les couleurs et les formes et les odeurs. Ben moi je le suis et la rondeur, la verdeur, la billeur parfumée des petits pois qui faisaient du ski dans mon assiette m’ont chanté quelque chose de si frais si revers de fossé moussu au matin que, dame c’est vrai, j’ai battu la mesure avec ma fourchette. Et je sais pas si votre maman vous l’a dit à vous, ben une fourchette ça n’a jamais été fait pour ça, ni les joues des mamans pour recevoir un petit pois brinnng dans l’œil.
— Minou Drouet, Lettre à René Julliard, Arbre, mon ami, pp. 124-125
Elle compare également le jazz au homard à l’américaine :
Je pense que le djaze c’est comme le homard à l’armoricaine ; faut en manger souvent pour comprendre qu’il y a autre chose que son attaque.
— Minou Drouet, Lettre à René Julliard, Arbre, mon ami, p. 149
L’unité des odeurs, des couleurs et de la musique chez Minou explique peut-être la facilité avec laquelle, dans ses poèmes et ses lettres, elle peut avec autant de liberté user de métaphores ou d’images frappantes, qui ne sont pas sans rappeler Les Chants de Maldoror de Lautréamont, et leurs célèbres comparaisons « beau comme… ». De même, l’extrême acuité de ses sensations accompagne la puissance de ses sentiments envers ses amis et son extrême sensibilité, ce qui la fit souffrir face au cynisme et à la cruauté du monde des adultes, qui chercha à l’instrumentaliser.
Une flamme intense ne peut pas brûler éternellement, aussi à son adolescence cessa-t-elle de composer des poèmes. Comme elle a écrit dans Ma Vérité (1993), « je chante en moi et je suis seule à m’entendre. »
Source des citations : Minou Drouet, Arbre, mon ami, Julliard (1956).
Précédemment publié sur Agapeta, 2017/03/13.