Baudelaire publia en 1851 le court essai Du vin et du haschisch, comparés comme moyens de multiplication de l’individualité, qui étudie les effets des deux drogues sur la personnalité, le comportement et l’inspiration. Plusieurs éditions l’incluent dans Les Paradis artificiels, bien qu’il n’en fasse pas partie.
Son opinion montre un contraste tranché : tandis que le vin pousse l’homme à l’action et le tourne vers les autres, le haschisch encourage la passivité et le repli sur soi. Aussi prône-t-il vivement le premier et préconise-t-il de bannir le second.
Je donne deux extraits de la première partie, traitant du vin. Tout d’abord, cette boisson se montre indispensable à l’intelligence humaine, et ceux qui s’en abstiennent ne peuvent être que des imbéciles ou des hypocrites, des personnages totalement vicieux :
Le vin, II
Si le vin disparaissait de la production humaine, je crois qu’il se ferait dans la santé et dans l’intellect de la planète un vide, une absence, une défectuosité beaucoup plus affreuse que tous les excès et les déviations dont on rend le vin responsable. N’est-il pas raisonnable de penser que les gens qui ne boivent jamais de vin, naïfs ou systématiques, sont des imbéciles ou des hypocrites, des imbéciles, c’est-à-dire des hommes ne connaissant ni l’humanité, ni la nature, des artistes repoussant les moyens traditionnels de l’art, des ouvriers blasphémant la mécanique ; — des hypocrites, c’est-à-dire des gourmands honteux, des fanfarons de sobriété, buvant en cachette et ayant quelque vice occulte ? Un homme qui ne boit que de l’eau a un secret à cacher à ses semblables.
Qu’on en juge : il y a quelques années, à une exposition de peinture, la foule des imbéciles fit émeute devant un tableau poli, ciré, verni comme un objet d’industrie. C’était l’antithèse absolue de l’art ; c’était à la cuisine de Drolling ce que la folie est à la sottise, les séides à l’imitateur. Dans cette peinture microscopique on voyait voler les mouches. J’étais attiré vers ce monstrueux objet comme tout le monde ; mais j’étais honteux de cette singulière faiblesse, car c’était l’irrésistible attraction de l’horrible. Enfin, je m’aperçus que j’étais entraîné à mon insu par une curiosité philosophique, l’immense désir de savoir quel pouvait être le caractère moral de l’homme qui avait enfanté une aussi criminelle extravagance. Je pariai avec moi-même qu’il devait être foncièrement méchant. Je fis prendre des renseignements, et mon instinct eut le plaisir de gagner ce pari psychologique, j’appris que le monstre se levait régulièrement avant le jour, qu’il avait ruiné sa femme de ménage, et qu’il ne buvait que du lait !
En réalité, le vin est divin, et comme un dieu, uni avec l’homme il crée une « Sainte Trinité » :
Le vin, III
Quand il y aura un vrai médecin philosophe, chose qui ne se voit guère, il pourra faire une puissante étude sur le vin, une sorte de psychologie double dont le vin et l’homme composent les deux termes. Il expliquera comment et pourquoi certaines boissons contiennent la faculté d’augmenter outre mesure la personnalité de l’être pensant, et de créer, pour ainsi dire, une troisième personne, opération mystique, où l’homme naturel et le vin, le dieu animal et le dieu végétal, jouent le rôle du Père et du Fils dans la Trinité ; ils engendrent un Saint-Esprit, qui est l’homme supérieur, lequel procède également des deux.
Source des textes : Du vin et du haschisch (1851), version sur Wikisource, corrigée d’après les pages numérisées 359, 360 et 366 des Œuvres complètes de Charles Baudelaire, Tome IV, Michel Lévy frères (1869).
Précédemment publié sur Agapeta, 2018/04/04.