Voici un poème étrange et triste, évoquant l’inutilité de la vie, paru dans le deuxième recueil de Minou, Le Pêcheur de lune.
Pour Jeannette Schoeller
… À RIEN
Ton silence a pris ma main
pour me faire entrer dans la ronde
que danse, tout autour du monde,
la route
qui ne mène à rien.
Parce qu’elle ne mène à rien
elle vit, libre comme un rêve.
Absente de tous les cadastres,
elle n’a pas d’état civil.
Comme le temps, elle déferle
et nous entraîne, comme lui.
Sans borne, comme la sottise,
sans retour, comme le bonheur,
parce qu’elle ne mène à rien,
la route, nul ne l’entretient.
Alors elle a jeté le masque
de macadam et de pavés
dont l’homme affuble chaque route.
Tant d’égarés l’ont parcourue
qu’ils ont, au ventre de leurs pieds,
emporté contre leur chair nue
la chair de la route, accouplée,
et de ces deux misères unies
un peu d’herbe rouge a surgi
qui joint ses doigts toujours errants
sur on ne sait trop quel tourment.
Sur son squelette sonore,
chaque pas éveille un écho
qui n’est peut-être que l’adieu
de la route, qui, par le monde,
s’en va danser la triste ronde
du chemin
qui ne mène à rien.
On numérote une page,
un pape, un roi, une maison,
un vin, un soldat, une pièce,
tout ce dont un monde a besoin.
La route qui ne mène à rien
est vierge de tout matricule
et elle échappe au ridicule
des éternels : Comment ? Combien ?
Puisqu’elle n’est, tiens,
bonne à rien.
On la voit, vers le levant,
gicler soudain comme un rire ;
on la rencontre parfois
s’affaissant, on ne sait pourquoi,
comme un pet de nonne
en émoi.
Aucune haie ne la borde.
Une haie, pour limiter quoi ?
Une haie n’est bonne, ma foi,
que pour engendrer le gendarme.
Un gendarme pour protéger quoi ?
Aucun fossé ne la sertit
de son creux repli de fesse.
Un fossé pour qu’y coule quoi ?
Sans pleurer, elle va son chemin,
la route qui ne mène à rien.
C’est la route qui emporte
le long rire un peu narquois
des petites filles mortes
par simple plaisir, mon Dieu,
d’embêter tous les pauvres vieux
qui ne prenaient pas au sérieux
une larme,
ce pétale
qui dansait
au cœur
de leurs yeux.
La route qui ne mène à rien
ne fuit rien que pour les suivre
vers le grand palais de givre
aux vitraux de lune où le ciel,
ce fuyant oiseau du large,
vient manger au creux de la main
des fillettes qui savaient bien
que la vie, ben, c’était la route
qui ne pouvait mener à rien…
Source du poème : Minou Drouet, Le Pêcheur de lune, Pierre Horay (1959).
Précédemment publié sur Agapeta, 2017/09/11.