Le sang de l’agneau d’André Pieyre de Mandiargues, vu par Zéphyr

Takato Yamamoto - Alice's Door
Takato Yamamoto – Alice’s Door

J’ai publié des vers du poète amateur Zéphyr, inspirés par un tableau de Virginie Demont-Breton. Voici une nouvelle contribution de sa part, une exégèse d’un texte de Mandiargues.

André Pieyre de Mandiargues est un écrivain parfois rattaché au surréalisme et au romantisme noir, un conteur à l’imagination fertile et un poète versé dans la prose, comme l’écrit Gérard Macé dans sa préface aux Récits érotiques et fantastiques parus dans la collection Quarto. Classifications mises à part, son style, s’il n’est pas facile par la densité de son vocabulaire et sa syntaxe parfois alambiquée, possède une force d’évocation visuelle qui montre, si besoin était, que la pratique d’un genre littéraire déconsidéré n’interdit pas l’élégance de l’écriture.

Le texte présenté ici est extrait de la nouvelle « Le sang de l’agneau », parue dans le recueil Le Musée noir, initialement publié en 1946 aux éditions Robert Laffont, maison alors toute jeune.

A la manière d’une enfant, Marceline Caïn éprouve une affection vive pour son lapin roux. Ses parents, avec lesquelles elle est en froid, lui reprochent cet attachement comme un signe d’immaturité. Dans ce passage, elle est partie sur une colline se promener avec Souci, l’animal en question.

Marceline arrivait là-haut chancelante, elle se laissait aller très doucement de tout son long par terre, sans lâcher le lapin qu’elle tenait embrassé comme un enfant obèse et précieux. Jamais elle ne le mettait tout de suite dans la cage ; elle aimait, au contraire, se rouler avec lui sur le sol, amener la tête de l’animal à la hauteur et tout près de son propre visage, pour le regarder longuement dans les yeux, ce qui les faisait tous deux s’engourdir ainsi que par l’action d’un magnétisme réciproque. Parfois elle l’amenait encore plus près : jusqu’à toucher de la bouche son museau partagé en deux lobes délicats d’où sortaient les moustaches, et l’on se fût étonné de voir la petite fille passer sa langue fine sur les dents du lapin, avec autant de goût que si ç’avait été des pailles de sucre plutôt que de longues incisives de rongeur, jaunes, rêches et coupantes. Mais l’on eût pu voir un bien autre spectacle : certains jours qu’il faisait encore plus chaud que de coutume, Marceline ouvrait avec violence sa robe moite, arrachait sa chemise trempée, mettait nue la poitrine de ses quatorze ans — des seins en pleine croissance, menus, allongés, lourds du bout, un peu flottants, très pâles, légèrement teintés de mauve et qui ressemblaient à deux colchiques en bouton. Marceline se couchait le dos contre terre, au soleil, et faisait aller Souci sur sa poitrine nue. Le grand air la plongeait dans une torpeur délicieuse ; les aiguilles de pin égratignaient ses épaules, chatouillaient sa nuque, pénétraient sa chevelure comme des choses vivantes. Le lapin, sur sa poitrine, restait immobile sauf quelque rare mouvement des pattes et l’éternel va-et-vient de son nez. Sans bouger davantage, Marceline s’observait curieusement : la sensation de contact entre la peau et le poil lui semblait errer sur son corps pour s’étendre partout à la fin, et l’envelopper de la tête aux pieds dans une outre de fourrure chaude. Elle s’émerveillait de voir des petites vagues courir sur son épiderme ; un tremblement moins ample, tout juste perceptible à l’œil, ridait aussi son ventre maigre ; en même temps ses seins devenaient plus lourds, et du sang les colorait en rose.

Nous ne dirons pas ici ce qu’il advient du lapin ou de Marceline. Si la sensualité du passage est évidente, l’adolescente explorant l’éveil des sens au contact de sa peau, il serait réducteur de n’y voir que la découverte de la sexualité par la métaphore peu subtile du lapin. C’est à la fois une petite qui s’amuse et une jeune fille qui s’observe.

Il n’est d’ailleurs pas question, dans ce passage, de sexualité dans sa dimension génitale, mais d’un rapport charnel entre une peau lisse et un corps velu. Dans une contribution publiée dans Particularités physiques et marginalité dans la littérature, Marc Kober montre que le poil, s’il est rattaché à la bestialité, est riche de significations. Chez l’homme, il annonce souvent le sang du meurtrier ou de la victime.

Le poil peut aussi bien évoquer une sensualité effrénée, comme le suggère le contraste troublant entre l’animal velu et l’épiderme juvénile, que connoter une nature diabolique. Il suggère l’animalité chez l’être humain, avec tout ce que cette sauvagerie contient de primitif et de violent comme le désir.

Source du texte : André Pieyre de Mandiargues, Le Musée noir, Collection L’imaginaire, Gallimard (2003).

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