Isidore Ducasse, plus connu sous son nom de plume Comte de Lautréamont, est considéré comme un précurseur du dadaïsme et du surréalisme. En effet, son œuvre principale, Les Chants de Maldoror, une sorte de long poème en prose découpé en 6 ‘chants,’ alterne monologues poétiques, petites scènes de théâtre ou encore histoires courtes. Centrée sur le personnage de Maldoror, un homme rejeté de tous et voué au mal, elle met en scène les fantasmes les plus débridés de l’auteur, sans la moindre concession à la morale et la bienséance, ni même à la cohérence ou la logique. Elle témoigne aussi de son imagination fertile, usant d’images et de métaphores entrechoquant des objets a priori fort éloignés, notamment dans ses célèbres comparaisons « beau comme… » :
Quoiqu’il ne possédât pas un visage humain, il me paraissait beau comme les deux longs filaments tentaculiformes d’un insecte ; ou plutôt, comme une inhumation précipitée ; ou encore, comme la loi de la reconstitution des organes mutilés ; et surtout, comme un liquide éminemment putrescible ! […]
Le grand-duc de Virginie, beau comme un mémoire sur la courbe que décrit un chien en courant après son maître, s’enfonça dans les crevasses d’un couvent en ruines. Le vautour des agneaux, beau comme la loi de l’arrêt de développement de la poitrine chez les adultes dont la propension à la croissance n’est pas en rapport avec la quantité de molécules que leur organisme s’assimile, se perdit dans les hautes couches de l’atmosphère. (Chant 5, strophe 2)Il est beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces ; ou encore, comme l’incertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicale postérieure ; ou plutôt, comme ce piège à rats perpétuel, toujours retendu par l’animal pris, qui peut prendre seul des rongeurs indéfiniment, et fonctionner même caché sous la paille ; et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! (Chant 6, strophe 3)
Beau comme le vice de conformation congénital des organes sexuels de l’homme, consistant dans la brièveté relative du canal de l’urètre et la division ou l’absence de sa paroi inférieure, de telle sorte que ce canal s’ouvre à une distance variable du gland et au-dessous du pénis ; ou encore, comme la caroncule charnue, de forme conique, sillonnée par des rides transversales assez profondes, qui s’élève sur la base du bec supérieur du dindon ; ou plutôt, comme la vérité qui suit : « Le système des gammes, des modes et de leur enchaînement harmonique ne repose pas sur des lois naturelles invariables, mais il est, au contraire, la conséquence de principes esthétiques qui ont varié avec le développement progressif de l’humanité, et qui varieront encore » ; et surtout, comme une corvette cuirassée à tourelles! (Chant 6, strophe 6)
Isidore Lucien Ducasse est né à Montevideo (Uruguay) le 4 avril 1846, fils d’un commis-chancelier au consulat général de France. Sa mère décède le 9 décembre 1847. Après une enfance passée en Uruguay, son père l’envoie en 1859 étudier en France, au lycée impérial de Tarbes, puis plus tard au lycée Louis-Barthou à Pau. Il obtient son baccalauréat en août 1865. Après un voyage en Uruguay, il s’installe à Paris fin 1867. En 1868 il publie anonymement une version initiale du premier des Chants de Maldoror. Puis en 1869 Les Chants de Maldoror sont publiés en Belgique, signés Comte de Lautréamont. En 1870 il fait publier — sous son nom, Isidore Ducasse — deux fascicules de ses Poésies ; il s’agit plutôt d’une suite d’aphorismes. Il meurt à Paris, probablement de maladie, le 24 novembre 1870, alors que les armées prussiennes assiègent la ville.
J’ai sélectionné trois répliques successives de Maldoror dans la strophe 11 du Chant 1. Cette strophe, parodiant une scène de théâtre, met en scène un garçon et ses parents, ainsi qu’un mystérieux intrus aux intentions meurtrières, Maldoror, dont la conversation n’est qu’un soliloque. Dans le texte, ces trois répliques sont séparées par la conversation de la famille, ici je les remplace par des images illustrant ses propos.
Tu n’aimes donc pas les ruisseaux limpides, où glissent des milliers de petits poissons, rouges, bleus et argentés ? Tu les prendras avec un filet si beau, qu’il les attirera de lui-même, jusqu’à ce qu’il soit rempli. De la surface, tu verras des cailloux luisants, plus polis que le marbre.
Tu t’y baigneras avec de petites filles, qui t’enlaceront de leurs bras. Une fois sortis du bain, elles te tresseront des couronnes de roses et d’œillets. Elles auront des ailes transparentes de papillon et des cheveux d’une longueur ondulée, qui flottent autour de la gentillesse de leur front.
Elles t’obéiront à ton moindre signe et ne songeront qu’à te plaire. Si tu désires l’oiseau qui ne se repose jamais, elles te l’apporteront. Si tu désires la voiture de neige, qui transporte au soleil en un clin d’œil, elles te l’apporteront. Que ne t’apporteraient-elles pas ! Elles t’apporteraient même le cerf-volant, grand comme une tour, qu’on a caché dans la lune, et à la queue duquel sont suspendus, par des liens de soie, des oiseaux de toute espèce. Fais attention à toi… écoute mes conseils.
Les œuvres complètes de Lautréamont, dont Les Chants de Maldoror, se trouvent sur Wikisource, le site Bibliotheca Augustana et celui du Centre de recherches Hubert de Phalèse. Les Chants de Maldoror sont disponibles séparément sur le site Athena de l’Université de Genève et comme Ebook du Projet Gutenberg. On trouve aussi les Poésies en Ebook du Projet Gutenberg. Le Blog Maldoror contient de nombreuses ressources.
Précédemment publié sur Agapeta, 2015/08/22.