L’Enfant vénitien, par Jean Aicard

Gondole funéraire vénitienne
Gondole funéraire vénitienne

Jean François Victor Aicard, né le 4 février 1848 à Toulon (Var) et mort le 13 mai 1921 à Paris, est un poète, romancier et auteur dramatique français. Son recueil de poèmes consacrés à l’enfance, La Chanson de l’Enfant, parut en 1875 et fut couronné par l’Académie française ;  il connut plusieurs éditions.

Dans le poème L’Enfant vénitien, Aicard voit à Venise une gondole transportant un cercueil d’enfant, il imagine l’aspect de cet enfant et évoque ce qu’il aurait pu faire s’il n’avait pas été arraché à la vie. Il souhaite pour lui-même et « pour tous les innocents » un tombeau semblable.

L’ENFANT VÉNITIEN

Comme je revenais un jour de Murano,
J’ai vu venir, faisant de gais frissons sur l’eau
Une gondole noire ainsi qu’elles sont toutes.
La rame en s’élevant s’illuminait de gouttes ;
La proue en fer poli faisait plaisir à l’œil,
Et rien d’inusité n’y trahissait un deuil ;
Pourtant elle emmenait sous la pure lumière
Le cercueil d’un enfant au prochain cimetière.
Le cercueil tout petit, d’un drap d’or recouvert
Aux quatre angles orné d’un bouquet blanc et vert,
S’éloignait doucement vers l’île solitaire
Qui l’allait recevoir dans sa couche de terre ;
Et je songeais : l’enfant vénitien, aux yeux
Noirs et brillants, pareils à la nuit dans les cieux,
L’enfant aux cheveux bruns, à la peau mordorée,
Ne verra plus, le soir, la lagune nacrée ;
Il n’apprendra jamais la gloire des anciens,
Des peintres, des sculpteurs, des grands Vénitiens ;
Son cœur ne battra pas au nom de l’Italie,
Et la nuit, sur la mer scintillante et pâlie,
Quand Venise s’endort plus belle que le jour,
Il n’ira pas jeter de ces longs cris d’amour,
De bonheur ou d’espoir dont frémit, sous la lune,
Le calme et bleu désert de la vaste lagune.

Et pourtant, ô mon bel enfant vénitien,
Je voudrais un tombeau partout semblable au tien
Pour tous les innocents que la mort nous enlève,
Car du moins leur départ nous semblerait un rêve ;
On dirait de chacun ce que je dis de toi :
Un jour, il est parti sur la mer, sans effroi ;
Pour voir à l’Orient l’horizon qui nous tente,
Un jour il est parti dans sa couche flottante ;
Les blancs oiseaux des mers nous semblaient alentour
Des messagers divins qui fêtaient un retour ;
Et l’enfant souriait encore à la chimère
Qui hantait son sommeil à la voix de sa mère,
Car nul chant n’est plus doux que le doux bruit des eaux,
Et le roulis paisible est aimé des berceaux.

Venise, 10 novembre 1874.

Source : Jean Aicard, La Chanson de l’Enfant, 7ème édition, 1885. Versions sur Internet : 7ème édition sur archive.org, 8ème édition sur Gallica.

Précédemment publié sur Agapeta, 2015/08/01.

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