À Éléonore, par Évariste de Parny

Poésies érotiques, par Évariste de Parny, aux Éditions de l’Isle, avec gravures originales de J.-A. Bresval
Poésies érotiques, par Évariste de Parny, aux Éditions de l’Isle (1958), avec gravures originales de J.-A. Bresval

Évariste Désiré de Forges, chevalier puis vicomte de Parny, est un poète pré-romantique français, connu pour ses élégies. Fils du major Paul de Forges de Parny, il naît le 6 février 1753 à Saint-Paul de l’île Bourbon, l’actuelle île de La Réunion. À l’âge de 10 ans il part en France pour y faire ses études. À l’instar de son père et de ses frères, il choisit la carrière militaire.

Évariste se lie à deux autres militaires épris comme lui de poésie : Antoine Bertin, natif comme lui de l’île Bourbon, et Nicolas-Germain Léonard, originaire de la Guadeloupe. Tous trois se feront carrière comme poètes.

Fin 1773, son père le rappelle à l’île Bourbon. En 1774, Mme Lelièvre, veuve d’un officier de milice ayant servi sous les ordres du major de Parny, demande à Évariste de donner des cours de musique à sa fille Esther, née le 7 juin 1761 à Saint-Paul. Le poète âgé de 21 ans tombe passionnément amoureux de son élève de 13 ans, et ils deviendront amants. Mais le père d’Évariste refuse leur mariage.

Dépité, il ressent le besoin de revoir la France. Il s’ennuie sur l’île Bourbon, et il est révolté par la pratique de l’esclavage dans les colonies ; en janvier 1775 il écrit à son ami Antoine Bertin :

Non, je ne saurais me plaire dans un pays où mes regards ne peuvent tomber que sur le spectacle de la servitude, où le bruit des fouets et des chaînes étourdit mon oreille et retentit dans mon cœur. Je ne vois que des tyrans et des esclaves, et je ne vois pas mon semblable. On troque tous les jours un homme contre un cheval : il est impossible que je m’accoutume à une bizarrerie si révoltante.

Il rentre donc en France. Mme Lelièvre se résout à trouver un mari pour sa fille, et le 21 juillet 1777, Esther épouse à Saint-Paul un médecin des troupes. Parny se sent trahi, et il exprime tous ses sentiments dans Poésies érotiques, un recueil de vers dédié à son grand amour, où Esther apparaît sous le nom d’Éléonore. Ainsi est-il devenu célèbre.

L’origine de ce recueil est relatée dans les publications posthumes des ses œuvres. Dans les Œuvres Complètes d’Évariste Parny (1831), la « Notice sur la vie et les ouvrages de Parny » écrit pages 6-7 :

Bientôt, ayant obtenu un congé, il repartit pour l’île Bourbon. Là il vit Éléonore, qui lui a inspiré les vers délicieux qu’il nous a laissés : cette jeune créole, ornée de ces grâces qui captivent aisément le cœur de l’homme, charma Parny ; et la jeune fille, après quelque résistance, se livra tout entière à la passion que lui inspirait l’amant dont elle était si tendrement aimée. Elle avait treize ans, et Parny en avait vingt. L’amour qu’il ressentait pour Éléonore le porta à vouloir s’unir à elle par des liens indissolubles ; mais son père refusa de consentir à cette union, et l’infortuné Parny vit bientôt après sa tendre Éléonore passer dans les bras d’un autre, et tout espoir de bonheur s’évanouir pour lui. Il revint alors en France ; et, pour oublier son malheur, ou du moins pour en alléger le douloureux souvenir, il peignit, dans des vers pleins de feu et de sentiment, les plaisirs qu’il avait goûtés près de cette charmante Éléonore qu’il adorait toujours. Tous ses efforts furent inutiles ; l’impression profonde qu’elle avait faite sur son âme ne s’effaça jamais. Devenue veuve, elle lui offrit sa main ; mais alors elle était mère de plusieurs enfans, et n’était plus cette Éléonore qui avait captivé Parny, et à laquelle se rattachaient toutes les illusions de sa jeunesse ; cependant telle était la force de la passion qu’elle lui avait inspirée, que dans sa vieillesse une lettre qu’il reçut d’elle l’attendrit encore et lui causa une profonde émotion.

Une version légèrement différente est donnée dans les Œuvres Choisies de Parny (1826), où on lit dans la « Notice sur M. de Parny » par Alfred Fayot, pages III-IV :

C’est presque en arrivant de France qu’il rencontra cette jeune Éléonore B***. Elle avait quatorze ans ; sa taille était svelte et légère ; sa figure n’était pas précisément belle, mais elle était pleine de douceur, et animée par une grâce naïve et un jeu fin dans les traits ; une sensibilité délicate était jointe à tous ces dons. C’était (et nous répétons presque les expressions de Parny) une femme comme il est donné à un poète de la rêver : un être gracieux, fragile, et plein d’imagination. Notre jeune officier l’aima en la voyant, et ce sentiment fut bientôt partagé.

Parny a toujours gardé un vif souvenir de cette liaison : il touchait déjà à la vieillesse, qu’il se plaisait encore à se la rappeler, avec cette foule de détails précieux pour le cœur : il retrouvait tout dans sa mémoire ; ses récits reprenaient du feu en revenant sur ces jours, que les regrets et le temps avaient embellis dans ses souvenirs. Trente années après leur séparation, Éléonore B*** étant devenue veuve, écrivit à M. de Parny et lui fît l’offre de finir ensemble les années que le ciel leur compterait encore. Le poète, presque vieux, était retenu par d’autres liens : il ne put accepter, mais cette offre, cette lettre si inattendue, l’attendrirent jusqu’aux larmes. Cette femme, dont le nom est immortel, a survécu à celui qui l’a chantée, et elle habite actuellement la Bretagne, où, après de longues infortunes, sa vieillesse serait attristée par les rigueurs de l’indigence.

Cette liaison, comme on sait, fut malheureuse. Le père de M. de Parny s’opposa positivement à l’union des jeunes gens, et rompit leur attachement. Éléonore B***fut mariée quelque temps après à un jeune médecin de la colonie. L’âme de Parny se remplit d’une amère tristesse; il crut avoir tout perdu dans ce monde, embrassa sa famille et ses amis, et repassa en France pour s’y distraire dans l’étude et le tumulte de la vie militaire.

Évariste de Parny mourut le 5 décembre 1814 à Paris. Esther Lelièvre, deux fois veuve, mourut le 25 août 1825 à Dinan, en Bretagne.

J’ai choisi deux poèmes dans la version originale de 1778 des Poésies érotiques, avec l’orthographe du 18e siècle. Les versions publiées dans les éditions de ses œuvres publiées au 19e siècle en donnent l’orthographe contemporaine, avec également quelques modifications de ponctuation.

Le premier poème du recueil confirme que la liaison entre Évariste et Esther a débuté quand elle avait treize ans. Suivant la philosophie du carpe diem, le poète recommande à sa bien-aimée de se lancer sans attendre dans la passion amoureuse, car le temps risque de gâter ses atours :

À ÉLÉONORE.

Aimer à treize ans, dites-vous,
C’est trop tôt : eh, qu’importe l’âge ?
Avez-vous besoin d’être sage
Pour goûter le plaisir des fous ?
Ne prenez pas pour une affaire
Ce qui n’est qu’un amusement ;
Lorsque vient la saison de plaire,
Le cœur n’est pas long-tems enfant.

Au bord d’une onde fugitive,
Reine des buissons d’alentour,
Une rose à demi-captive
S’ouvroit aux rayons d’un beau jour.
Égaré par un goût volage,
Dans ces lieux passe le zéphir
Il l’apperçoit, & du plaisir
Lui propose l’apprentissage ;
Mais en vain : son air ingénu
Ne touche point la fleur cruelle.
De grâce, laissez-moi, dit-elle ;
À peine vous ai-je entrevu.
Je ne fais encor que de naître ;
Revenez ce soir, & peut-être
Serez-vous un peu mieux reçu.
Zéphir s’envole à tire-d’aîles,
Et va se consoler ailleurs ;
Ailleurs, car il en est des fleurs
À-peu-près comme de nos Belles.
Tandis qu’il fuit, s’élève un vent
Un peu plus fort que d’ordinaire,
Qui de la Rose, en se jouant,
Détache une feuille légère ;
La feuille tombe, & du courant
Elle suit la pente rapide ;
Une autre feuille en fait autant,
Puis trois, puis quatre ; en un moment,
L’effort de l’aquilon perfide
Eut moissonné tous ces appas
Faits pour des Dieux plus délicats,
Si la Rose eut été plus fine.
Le zéphir revint, mais hélas !
Il ne restoit plus que l’épine.

Dans les Œuvres Complètes d’Évariste Parny (1831), les deux vers

Faits pour des Dieux plus délicats,
Si la Rose eut été plus fine.

deviennent

Qu’apprêtait une main divine
Pour des amans plus délicats.

Mon deuxième choix est un poème intitulé « À Éléonore » dans la version originale de 1778, puis « Le remède dangereux » dans les éditions posthumes. Il rappelle que Parny donna des cours de musique à Esther.

À ÉLÉONORE.

Ô toi, qui fus mon écolière
En musique, & même en amour,
Viens dans mon paisible séjour
Exercer ton talent de plaire.
Viens voir ce qu’il m’en coûte à moi
Pour avoir été trop bon maître.
Je serois mieux portant peut-être,
Si moins assidu près de toi,
Si moins empressé, moins fidèle,
Et moins tendre dans mes chansons,
J’avois ménagé des leçons
Où mon cœur mettoit trop de zèle.
Ah ! viens du moins, viens appaiser
Les maux que tu m’as faits, cruelle !
Ranime ma langueur mortelle ;
Viens me plaindre ; & qu’un seul baiser
Me rende une santé nouvelle.
Fidèle à mon premier penchant,
Amour, je te fais le serment
De la perdre encore avec elle.

Source des poèmes : Poésies Érotiques, par M. le Chevalier de Parny. À l’isle de Bourbon (1778). Numérisé sur Google Books. Transcriptions hypertexte sur Project Gutenberg et sur Wikisource. Le premier poème est pages 1–3, le deuxième pages 38-39.

D’autres versions sont données dans des éditions posthumes des œuvres de Parny:

Œuvres Complètes d’Évariste Parny, poète célèbre. Nouvelle édition, Tome 1. Paris, chez les marchands de nouveautés (1831). Les deux poèmes sont respectivement page 76 et page 22.

Œuvres de Parny : élégies et poésies diverses. Nouvelle édition. Paris : Garnier frères, libraires-éditeurs (1862). Les deux poèmes sont respectivement page 334 et page 19.

Œuvres Choisies de Parny ; précédées d’une notice historique sur sa vie. Paris, Roux-Dufort frères, libraires (1826). Le deuxième poème est page 10.

Voir également les transcriptions sur le site Poésie française : « À Éléonore » et « Le remède dangereux ».

Pour plus d’informations sur la vie de Parny et sa liaison avec Esther Lelièvre :

« 25 août 1825 : mort d’Esther Lelièvre, muse du poète pré-romantique Évariste de Parny », La France pittoresque, 25 août 2021.

Timbre à l'effigie d'Évariste de Parny
Timbre à l’effigie d’Évariste de Parny, émis le 10 novembre 2014

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