La voix tintante, par John-Antoine Nau

Jana Brike - Way Back Home
Jana Brike – Way Back Home

Eugène Léon Édouard Torquet, dit John-Antoine Nau, né le 19 novembre 1860 à San Francisco (Californie) et mort le 17 mars 1918 à Tréboul (Finistère), est un traducteur, romancier et poète symboliste d’ascendance américaine et d’expression française.

J’ai sélectionné dans son recueil Hiers Bleus publié en 1903 un poème étrange évoquant le souvenir d’une fillette vêtue de bleu, venue puis repartie, que le poète a aimée ou rêvée, et peut-être pleurée.

LA VOIX TINTANTE…..

La voix tintante, insistante de la sonnette
Évoque, — pourquoi ? — dans la clarté du jardin,
Cette voix ni très mélodieuse ni très nette,
Rauque avec on ne sait quoi d’inquiet, — de lointain, —
Dans le jardin clair, un peu nu, aux fleurs criardes,
Brutal après la chaude ombre de l’avenue,
Et l’améthyste vague des iris dans l’herbe drue, —
Évoque, — pourquoi ? — une eau solaire où s’attarde
Le bleu fantôme d’un fantôme qui se pleure…

(Eau de topaze du fauve cuivre qui tinte
Dans l’énorme silence des heures trop bleues ?)

… Haut perron blanc, maison blanche, parfums de l’Inde,
D’îles chaudes fleuries, — issus de soies ternies,
De nattes, de coffrets en bois d’essences inconnues, —
Meubles Empire comme en de lointaines colonies,
Harpe érigée qu’étreignirent de beaux bras nus !
— Vous êtes les familiers de mes rêves troubles,
Degrés où ondulaient les serpents irisés des traînes,
Senteurs où revit la tiédeur des tailles souples,
Miroirs où glissent tant d’apparitions incertaines,
Harpe qui dus trahir à demi bien des secrets !

Je te connais, maison blanche, et m’est familière,
Dans ce pré blanc et mauve tendre, cette rivière
Lente, lente, qui perd ton image à regret.

Voici, longue et menue, penchée sur l’eau solaire,
Une fillette vêtue de gaze bleue qui chatoie,
Une fillette pâle, étrangement languide
Qui frissonne, se retourne et vient droit a moi.

O la poignante douceur du regard humide,
Le navrement passionné de ces grands yeux noirs !

Elle me prend la main sans parler — et me guide
Vers une pièce fraîche au jour comme bluté :

Ces portraits flous, ces paysages de mystère
Sont des visages et des sites qui hantèrent
Les visions de l’enfant bizarre que j’ai été.

De vieux airs oubliés renaissent ; ils chantèrent
En mes nostalgies, — où et quand ? — Je ne sais plus….
Mais leur tristesse est plus charmeuse, — reconnue.

Tout a son double en moi, jusqu’aux choses banales :
Ces stores bêtes où d’affreux Mongols de carnaval
Exultants sabreurs à barbes de fil de fer
Se livrent à d’écœurantes danses guerrières ;
Ces tentures ornées de Chinoises qui bâillent —
Et bâillent le hurlant ennui qui les ravage,
Ces écrans où se ruent en vols fous, — en nuages, —
Les diables des fumées d’opium, — ces éventails,
Monstrueux papillons souffletant les murailles…
  .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .

Puis tout s’efface : Plus rien que des parois nues
Fendillées par les fresques blêmes de la pluie…
Je suis seul : La petite amie bleue s’est enfuie
Et les prunelles noires, — je ne les ai pas lues !
Il ne reste plus rien, dans le désert de plâtre,
Que deux toiles jetées contre un mur : — deux ébauches :
Sur l’une d’anxieux grands yeux noirs me regardent,
Émergeant de la brume où le visage plonge,
Beaux yeux très amis, très doux, mais pleins de reproche
Qui m’attirèrent, à mon insu, jusqu’ici
De l’avenue aux parfums de lourde verdure.

L’autre, c’est un étang chryséen qui fulgure
Près d’un bois moite d’arbres pleureurs et transis :
Flottante, à la surface, une robe s’azure
Sous un morne vol d’oiseaux de mer égarés…
Et m’obsède cette fillette rencontrée
Dans la maison magique aux reflets d’autres temps :
Je crois maintenant l’avoir aimée, — ou rêvée
Et peut-être pleurée lorsque j’étais enfant….

Êtes-vous un appel, — un avertissement, —
Le remords de telle existence révolue,
Un charmant spectre qui me hait et me tourmente ?
….. Il se peut que ma folie seule vous ait vue,
Fillette bleue qui n’êtes pas ou n’êtes plus !

Source du poème : John-Antoine Nau, Hiers Bleus, Poésies. Paris : Librairie Léon Vanier, éditeur (1904), numérisé sur Gallica (disponible en PDF). Le poème est page 38.

Merci à François Lemonnier pour avoir attiré mon attention sur ce poème et cet auteur.

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