Les petites filles dans Penses-tu réussir ! de Jean de Tinan

Jean de Tinan
Jean de Tinan à Jumièges, vers 1894 (photo collection particulière)

Le romancier et chroniqueur français Jean de Tinan (de son vrai nom Jean Le Barbier de Tinan) naquit le 19 janvier 1874 à Paris. Partagé entre les sciences et la littérature, il obtint un diplôme d’agronomie et se lia avec plusieurs auteurs, dont Pierre Louÿs. Il tint la rubrique des « sciences biologiques » dans le Mercure de France et en même temps écrivit des romans et des chroniques; il servit même comme prête-plume de l’écrivain Willy pour deux de ses romans. Souffrant d’une maladie du cœur depuis l’enfance, il mourut d’une crise cardiaque le 18 novembre 1898, à 24 ans. Il est enterré au cimetière du Père Lachaise.

Pressentant une vie courte, il avait écrit à 19 ans dans son journal : « Je veux vivre intensément parce que je dois mourir jeune. » Sa vie fut en effet une intense quête de l’amour idéal, celle d’un amoureux romantique, perpétuellement insatisfait. Son œuvre est le récit de cette recherche.

Il eut une liaison avec Irmine Boex, la première fille de J.-H. Rosny aîné, âgée d’à peine 15 ans. Cette expérience a inspiré à l’écrivain le roman inachevé Aimienne ou le détournement de mineure publié à titre posthume par le Mercure de France en 1899. Tinan fut surtout l’amant éperdu de Marie, la fille de José-Maria de Heredia, qui avait été la maîtresse de son meilleur ami, Pierre Louÿs, avant d’épouser Henri de Régnier.

La fin de sa vie fut un supplice. À la détresse physique de la paralysie qui s’installa à l’automne 1898, s’ajoutait la douleur psychique provoquée par la rupture avec Marie de Régnier. Pour lutter contre la douleur et se donner du tonus, Tinan buvait un cocktail fait d’un mélange d’éther et de curaçao.

Son roman Penses-tu réussir ! ou les diverses amours de mon ami Raoul de Vallonges, publié par les Éditions du Mercure de France en 1897, raconte en fait sa propre vie amoureuse. J’y ai sélectionné le texte suivant, au début de la section 5 du chapitre 2, où il exalte le rôle des petites filles pour consoler un cœur meurtri par les échecs amoureux.


 
Je parlerai un peu de ces crises — au hasard…

Le Parc Monceau des soirs de Mai. Parfum d’humidité câline — les allées sinueuses — Les « points de vue » prévus — une sensation de nature diluée… diluée — une « nature » à laquelle la cigarette s’harmonise… Je marchais lentement.

J’étais las et sans colère. Je ne l’avais pas vue, Elle, mais, chez Mme Stolon, j’avais vu, gaies et jolies, ses trois petites sœurs qui m’avaient fait fête : Marie-Louise m’avait défait mon nœud de cravate… — et Fernande qui m’avait dit : « Vous me lâchez ! » — et cette jolie Odette Laurent, si douce, qui m’avait dit : « Vous avez l’air triste ! » Tout était bienveillant pour moi — sauf moi. Tout semblait me promettre du bonheur pour demain, pour demain… et moi, je m’usais à en vouloir tout de suite…

— « Ses petites sœurs ! »

Je sentis sourdre en moi un tas de lyrismes — j’eus peur…

— « Ah non — encore — qu’est-ce que je vais encore inventer pour me faire souffrir ! »

Des petites filles rentraient sagement, en jacassant, avec leurs bonnes…

Et, ce soir-là, ce fut de la sagesse qui vint — je copie dans le gros cahier où cette page s’essoufïle parmi cent semblables :

Rien ne peut — sentimentalement — nous émouvoir plus doucement, aux heures singulières de vague espoir d’amour récemment laissé, que la présence de celles qui sont de quelques années moins âgées que nous : et je crois que souvent alors nous confions à l’enfance de leurs sourires ce qui demeure en nous d’irréfutables illusions et de sincères désirs…

Ils sont nombreux, ceux qui, aux lendemains de passions de quelque façon fatigantes, comme ils allaient aventurer leur ennui en de mauvaises simili-débauches, ou se réfugier en d’excessives solitudes, ont été sauvés par la méditation qu’inspira le geste souple et prudent de la fillette qui enleva pour eux le cowsey de la theière et leur tendit quelque tasse de thé… »

J’étais bien sage ce soir-là… !

« … Petites filles ! Quelles de vous se nomment Amour et Joie et Désir et Douleur et Tristesse ? Quelle jouera demain avec mon coeur, des petites joueuses de tennis d’hier ? Quelle rayera le fameux cristal de mon orgueil, des fillettes mignonnes dont le patin rayait la glace, lorsque cet hiver nous passions les mains jointes ? Car nous savons, malgré que nous y pensions trop peu, que le bonheur ne nous viendra pas des filles qui nous occupent ni des jeunes filles dont nous nous occupons, ni des jeunes femmes qui acceptent nos caresses… »

C’était très sage… — pas très exact, mais très sage.

Et cela continuait un peu mélancoliquement :

« … Il y a une douceur angoissée à songer que celle qui donnera son âme — si elle doit venir — existe et rêve, sourit et pleure, et que nous ne pouvons pas encore regarder ses sourires et bercer ses chagrins…

… Petites filles délicates et gentilles, qui laissez encore flotter la parure de vos cheveux autour des moues mélancoliques ou rieuses, et dont les robes mi-longues découvrent les chevilles minces…

Petites filles aux gestes frêles, charmantes de grâce un peu factice et si exquisement maniérée — petites filles — je vous aime qui symbolisez pour moi la promesse… »

C’était très sage — c”est pour cela que j’en recopie aussi long… Je n’étais pas affolé tout le temps… j’eusse moins soulïert. Je m’apercevais

Mais si je tourne quelques feuillets — c’est encore des divagations douloureuses :

« Ah, ce baiser de l’autre fois : le geste naïf de sa joue tendue… ! Est-ce que je puis penser parfois qu’il peut y en avoir une autre qu’Elle ! N’y a-t-il pas que l’Amour qui puisse dans si peu de chose mettre de telles émotions… il faut qu’elle m’aime! ô ma bien-aimée ! ma bien-aimée ! Si je pense seulement à ses lèvres, cela me fait si délicieusement mal ! Oh ! Elle m’aimera ! ne sommes-nous pas destinés l’un à l’autre ! »

On parle décidément fort médiocrement de l’amour lorsqu’on aime. Et cependant le temps passait.


 
Source du texte : Oeuvres de Jean de Tinan, I, Penses-tu réussir ! ou les diverses amours de mon ami Raoul de Vallonges, Paris : Mercure de France (1922), numérisé sur Internet Archive. Le texte est pages 85 à 87.

Une partie de ce texte a été transcrite dans la collection Amours Enfantines par François Lemonnier, pages 1150-1151. Merci à lui pour avoir attiré mon attention sur ce roman et cet auteur.

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