Je n’avais qu’un ami, par Minou Drouet

Sir Joshua Reynolds - Miss Jane Bowles
Sir Joshua Reynolds – Miss Jane Bowles (c.1775) – The Wallace Collection, image sur Art UK

Enfant extrêmement sensible, Minou Drouet eut à souffrir de la cruauté aveugle des adultes, non seulement à travers les attaques contre elle dans les médias, comme je l’ai expliqué dans mes précédents articles, mais aussi dans la sévérité de son éducation.

Dans sa « Note de l’éditeur » d’Arbre, mon ami, René Julliard écrit:

Mme Drouet élève parfaitement sa fille avec au moins autant de tendresse que de sévérité, elle l’encourage constamment au travail: piano, solfège, instruction générale et certainement aussi la correspondance bien que Minou, j’en suis témoin, adore écrire.

Minou elle-même devait témoigner de l’usage fréquent de la fessée par sa mère :

Le derrière des petites filles, c’est tout de même un sacré cadeau du ciel pour calmer les nerfs des mamans. Je sais bien que ç’a été inventé pour ça, la main a un creux et la fesse une bosse. A cause de vous, ben la fessée est à moi-même, cause j’ai pas voulu écrire monsieur sur l’adresse et pas mis de majuscule. Vous en avez pas besoin, vous êtes une majuscule en vrai, la majuscule du silence, avec des mains toutes bourrées d’orage. Faut-il qu’ils soient idiots, les gens ensardinés dans le café, d’avoir osé parler à côté de vous ; ils entendaient donc pas le grand remue-ménage de la forêt dans toutes les notes accrochées à vous ? Vous, vous êtes ma magnificente horrifuire.
— Minou Drouet, Lettre à Yves Nat, Arbre, mon ami, p. 96

Une autre lettre longtemps restée inédite révèle qu’on lui enleva son chien pour une faute qu’elle n’avait pas commise, et que cela creusa un fossé entre elle et son entourage (ici « mon Amour » désigne Lucette Descaves, son professeur de piano) :

Mon petit chien ? On me l’a arraché pour une faute que je n’avais pas commise, ce geste là a pour un jour creusé un vide entre la porte du monde et moi, depuis la voix des autres me parvient de si loin, entre eux et moi il y a la longueur d’une corde qui arrachait de moi la moitié de mon cœur. Pour réparer sa gaffe mon Amour a voulu m’en acheter un autre, j’ai refusé. Jamais je n’aurai d’autre animal. Je ne lui en ai voulu de rien, aimer c’est accepter.
— Minou Drouet, Lettre inédite à Ninette Ellia, fin 1955

Minou en fit un magnifique poème, racontant la tendresse partagéee avec son chien, par opposition à la cruauté des adultes, « nous deux / dont la grande faute / la seule faute / la vraie faute / était de n’avoir qu’un dos à tendre / sans force / sans haine / sans surprise / à la force / à la haine / des grands », et la violence de leurs punitions, « Quand une gifle m’éveillait / le matin / pour me punir / d’avoir grincé des dents / en dormant ». Finalement, « à force de dégoût / et de détresse / elle se sentait / elle avait peur de se sentir / devenir / elle aussi / une abominable/ grande personne. »

JE N’AVAIS QU’UN AMI
par Minou Drouet

Pour Y. et A. B.

Je n’avais qu’un ami
et deux mains me l’ont pris.
Mon chien, je n’avais que toi
tu n’avais que moi
je pleurais de ta peine
tu criais de ma peine
de notre peine
si pareille à une chaîne
dont ton cœur
et mon cœur
étaient deux mailles jumelles
une chaîne
qui nous attelait
peur a peur
à la même misère.
Tu flairais ma peine à venir
comme un gibier bien connu
je sentais ce qui te menaçait
comme un moineau
sent l’orage
et tu m’aimais d’être là
entre toi et eux
nous deux
dont la grande faute
la seule faute
la vraie faute
était de n’avoir qu’un dos à tendre
sans force
sans haine
sans surprise
à la force
à la haine
des grands.
Si je te faisais mal bêtement
en jouant
tu ne te vengeais pas par des mots cruels
des mots qui saccagent
qui arrachent un ami,
mon chien, mon ami,
des bras de son amie.
C’est toi qui élevais ta patte
jusqu’à ma bouche
et ton chiffon rose
caressait ma figure
de son pardon mouillé.
Quand une gifle m’éveillait
le matin
pour me punir
d’avoir grincé des dents
en dormant
et que mon cœur battait
comme un cheval fou
à plein mes oreilles
à plein ma tête
si fort que je m’asseyais
sur le parquet
tu te faisais si lourd
boule chaude
touffue
battante de tendresse
qui devenait molle
contre mon cœur
comme pour lui dire
repose-toi
je bats pour toi.
Les gifles sont là
le parquet aussi
et mon cœur aussi
mais mon chien, mon ami
quelqu’un me l’a pris
deux mains ont dénoué tes pattes
de mes doigts
ton cœur de mon cœur
ont arraché de sous ma tête
l’abri tendre de ton ventre
cette vie soyeuse que tu creusais
quand j’y enfouissais ma figure
et ma misère.
Et puis il y a eu la route
qui t’a rejeté de son bras tendu
tu n’as pas crié
je n’ai pas crié
car nous savions
toi et moi
que notre horreur
hurlait plus fort
que notre voix.
Entre les grands et moi
maintenant
palpite dans mes yeux
zigzagante comme l’aile
arrachée d’un oiseau
une touffe noire
au bout d’une corde,
une touffe effrayante de silence
qu’une petite fille déjà enterrée de silence
écroulée contre une porte
regardait
s’échapper d’elle
comme la moitié de son ventre
et quand la petite fille se mit à sangloter
ce n’était plus sur toi mon ami
c’était parce que
brusquement
à force de dégoût
et de détresse
elle se sentait
elle avait peur de se sentir
devenir
elle aussi
une abominable
grande personne.

Source du poème, de la citation de Julliard et de la lettre à Yves Nat : Minou Drouet, Arbre, mon ami, Julliard (1956).

Source de la lettre à Ninette Ellia : Chez les libraires associés, « Minou Drouet : “On a fait de moi un animal qui a mal” », 13 septembre 2012.

Précédemment publié sur Agapeta, 2017/02/26.

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