Chansons madécasses d’Évariste de Parny

Ernst Ludwig Kirchner - Kauerndes Mädchen
Ernst Ludwig Kirchner – Kauerndes Mädchen (1910)

En 1787 Parny publia chez Hardouin et Gattey le recueil Chansons madécasses traduites en français, suivies de poésies fugitives. L’adjectif ‘madécasse’ signifie ‘malagache’ en vieux français. Les Chansons madécasses forment un recueil de 12 poèmes en prose, précédés d’un ‘Avertissement’ où l’auteur loue le caractère des habitants de Madagascar et déclare :

J’ai recueilli et traduit quelques chansons, qui peuvent donner une idée de leurs usages et de leurs mœurs. Ils n’ont point de vers ; leur poésie n’est qu’une prose soignée.

En vérité, Parny n’est jamais allé à Madagascar, et il a lui-même écrit ces 12 chansons. Comme Pierre Louÿs avec Les Chansons de Bilitis un siècle plus tard, il utilise le subterfuge littéraire consistant à se cacher derrière une soi-disant œuvre oubliée qu’il aurait prétendument traduite.

Bien avant Baudelaire avec Le Spleen de Paris (dont les 50 pièces ont été composées entre 1857 et 1864), Parny a introduit dans la littérature française le poème en prose. Dans la ligne de ses Poésies érotiques de 1778, l’amour et l’érotisme imprègnent cette œuvre, comme dans la Chanson II « Belle Nélahé », où un chef malgache enjoint à la plus belle de ses filles :

BELLE Nélahé, conduis cet étranger dans la case voisine. Étends une natte sur la terre, et qu’un lit de feuilles s’élève sur cette natte. Laisse tomber ensuite la pagne qui entoure tes jeunes attraits. Si tu vois dans ses yeux un amoureux désir ; si sa main cherche la tienne, et t’attire doucement vers lui ; s’il te dit : Viens, belle Nélahé ! passons la nuit ensemble ; alors assieds-toi sur ses genoux. Que sa nuit soit heureuse, que la tienne soit charmante ; et ne reviens qu’au moment où le jour renaissant te permettra de lire dans ses yeux tout le plaisir qu’il aura goûté.

(La pagne est une pièce d’étoffe faite avec les feuilles d’un arbre.)

Chansons madécasses de Parny, illustration de J. E. Laboureur
Chansons madécasses de Parny, illustration de J. E. Laboureur, Editions de la Nouvelle Revue Française, Paris, 1920

Dans son recueil, Parny manifeste également son opposition au colonialisme dans la Chanson V « Méfiez-vous des blancs », et à l’esclavage dans la Chanson IX « Une mère traînait sur le rivage ». En effet, Parny avait très tôt exprimé son horreur de l’esclavage, en particulier dans la lettre à son ami Antoine Bertin datée de janvier 1775 (voir Œuvres de Parny : élégies et poésies diverses, page 429 et Œuvres Choisies de Parny, page 462) :

Je te sais bon gré, mon ami, de ne pas oublier les Nègres dans les instructions que tu me demandes ; ils sont hommes, ils sont malheureux ; c’est avoir bien des droits sur une âme sensible. Non, je ne saurais me plaire dans un pays où mes regards ne peuvent tomber que sur le spectacle de la servitude, où le bruit des fouets et des chaînes étourdit mon oreille et retentit dans mon cœur. Je ne vois que des tyrans et des esclaves, et je ne vois pas mon semblable. On troque tous les jours un homme contre un cheval : il est impossible que je m’accoutume à une bizarrerie si révoltante. Il faut avouer que les Nègres sont moins maltraités ici que dans nos autres colonies ; ils sont vêtus ; leur nourriture est saine et assez abondante : mais ils ont la pioche à la main depuis quatre heures du matin jusqu’au coucher du soleil ; mais leur maître en revenant d’examiner leur ouvrage répète tous les soirs : “Ces gueux-là ne travaillent point ;” mais ils sont esclaves, mon ami ; cette idée doit bien empoisonner le maïs qu’ils dévorent et qu’ils détrempent de leur sueur. Leur patrie est à deux cents lieues d’ici ; ils s’imaginent cependant entendre le chant des coqs et reconnaître la fumée des pipes de leurs camarades. Ils s’échappent quelquefois au nombre de douze ou quinze, enlèvent une pirogue, et s’abandonnent sur les flots. Ils y laissent presque toujours la vie ; et c’est peu de chose lorsqu’on a perdu la liberté.

La poésie de Parny a probablement eu une influence sur Baudelaire. Dans son article « Les Chansons madécasses d’Evariste de Parny » publié sur le site La Revue des Ressources le 18 décembre 2008, Jean-Claude Jorgensen cite l’étude Le voyage de Baudelaire à l’île Maurice et à la Réunion d’Emmanuel Richon :

Les Chansons madécasses de Parny faisaient partie des lectures de Baudelaire, c’est attesté. L’œuvre de Parny faisait partie des livres que lui avait légués son père. Mais ce sont les poèmes érotiques de Parny qui exercent la plus forte influence sur Baudelaire. Le poète parisien était suffisamment habité par ses propres souvenirs tropicaux pour ne pas avoir besoin de recourir à ceux du Réunionnais. L’influence principale est d’ordre érotique, bien que l’érotisme baudelairien aille encore plus loin. Pourtant Parny n’était pas non plus un enfant de chœur en la matière. Baudelaire s’est aussi inspiré de Parny pour ses Petits Poèmes en Prose. Parny fut l’un des premiers à avoir inventé le genre. C’est aussi lui qui a introduit la figure du nègre dans la littérature. Il était aussi « moderne » que Baudelaire avant l’heure.

Le compositeur Maurice Ravel, qui possédait un exemplaire des Œuvres complètes de Parny, s’enthousiasma pour les Chansons madécasses, dont il approuvait l’anticolonialisme. En 1925-26 il mit en musique les Chansons XII, V et VIII. Voici une interprétation de ces trois mélodies sur YouTube :

Je terminerais par la Chanson XII « Nahandove, ô belle Nahandove », le beau poème d’amour qui clôture le recueil de Parny :

NAHANDOVE, ô belle Nahandove ! L’oiseau nocturne a commencé ses cris, la pleine lune brille sur ma tête, et la rosée naissante humecte mes cheveux. Voici l’heure ; qui peut t’arrêter, Nahandove, ô belle Nahandove !

Le lit de feuilles est préparé ; je l’ai parsemé de fleurs et d’herbes odoriférantes ; il est digne de tes charmes, Nahandove, ô belle Nahandove !

Elle vient. J’ai reconnu la respiration précipitée que donne une marche rapide ; j’entends le froissement de la pagne qui l’enveloppe ; c’est elle, c’est Nahandove, la belle Nahandove !

Reprends haleine, ma jeune amie ; repose-toi sur mes genoux. Que ton regard est enchanteur ! Que le mouvement de ton sein est vif et délicieux sous la main qui le presse ! Tu souris, Nahandove, ô belle Nahandove !

Tes baisers pénètrent jusqu’à l’ame ; tes caresses brûlent tous mes sens ; arrête, ou je vais mourir. Meurt-on de volupté, Nahandove, ô belle Nabandove !

Le plaisir passe comme un éclair. Ta douce haleine s’affoiblit, tes yeux humides se referment, ta tête se penche mollement, et tes transports s’éteignent dans la langueur. Jamais tu ne fus si belle, Nahandove, ô belle Nahandove !

Que le sommeil est délicieux dans les bras d’une maîtresse ! moins délicieux pourtant que le réveil. Tu pars, et je vais languir dans les regrets et les désirs. Je languirai jusqu’au soir. Tu reviendras ce soir, Nahandove, ô belle Nahandove !

Source des poèmes : Évariste de Parny, Chansons madécasses suivies de Poésies fugitives, chez Hardouin et Gattey, 1787,. Transcriptions hypertexte sur Wikisource.

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